Conçu par Julie Bertin et Léa Girardet, Libre arbitre se saisit de l’histoire de l’athlète sud-africaine Caster Semenya pour déplier le sexisme – comme le racisme – à l’œuvre dans les pratiques sportives.
En 2018, Léa Girardet et Julie Bertin imaginaient Le Syndrome du banc de touche. Dans ce spectacle écrit et interprété par la première et mis en scène par la seconde – fondatrice avec Jade Herbulot du Birgit ensemble – le duo suivait les pas du sélectionneur de l’équipe de France Aimé Jacquet pour s’intéresser à la question de l’échec. S’y déployait également, par la bande, la question de la place faite aux femmes dans nombre de domaines – sportif, politique, artistique – et, ce faisant, évidemment celle de la domination masculine. Ces enjeux passionnants, les deux artistes les creusent en interrogeant dans leur nouveau spectacle ce que serait « être une vraie femme ». Dans une forme au récit chronologique articulée en une diversité de séquences, Libre arbitre relate l’histoire de l’athlète sud-africaine Caster Semenya. Ayant décroché en 2009 la médaille d’or lors des championnats du monde d’athlétisme de Berlin, la jeune femme alors âgée de dix-neuf ans fut immédiatement attaquée, les autorités sportives la soupçonnant : est-elle vraiment une femme ?
Lorsque Libre arbitre débute, la salle n’est pas encore plongée dans l’obscurité et les quatre interprètes (Léa Girardet, Cléa Laizé, Juliette Speck et Julie Teuf) entrent une par une en scène. Chacune prend place face au public sur l’une des bandes de course délimitées au sol et le chronomètre se lance. Après un exposé détaillé de la course à l’origine du litige, elles racontent de manière chorale un autre récit originel : le mythe de l’androgynie. Selon un récit tiré du Banquet de Platon, il existait initialement trois types d’êtres humains : l’homme, la femme, et l’androgyne – synthèse des deux précédents –, Zeus décidant de mettre fin à cette troisième catégorie. En ouvrant par ce récit le spectacle, l’équipe tient à signaler à quel point les questions de la distinction et de l’orientation sexuelles occupent depuis longtemps la culture occidentale.
Nous basculons ensuite pour de bon dans l’histoire de Caster Semenya. De la finale du 800 mètres femmes de 2009 à la bataille juridique qui s’ensuivit – et qui est encore en cours – l’équipe invente un récit au rythme vif et soutenu par la création sonore efficace de Lucas Lelièvre. Dans un dispositif économe (chronomètre ; tabourets ; modules de bois blanc devenant table, écrans de projections, barre de témoignage au tribunal, etc.), nous suivons les différentes étapes de l’affaire : la suspension de la médaille d’or de la jeune sportive ; sa soumission par l’IAAF, Fédération internationale d’athlétisme, à des tests dit « de féminité » ; les opérations et traitements hormonaux qui lui sont imposés ; le recours déposé par l’athlète au Tribunal arbitral du sport (TAS), ou, encore, la validation par ce dernier des conditions imposées par l’IAAF.
Puisant dans un important travail de recherche, l’ensemble repose aussi sur des moments fictionnels, parmi lesquels les manœuvres entre les scientifiques de l’IAAF sur le cas Semenya. Si cette affaire est loin d’être terminée, Caster Semenya continuant de se battre et ayant saisi la Cour européenne des Droits de l’homme afin de contester l’obligation de traitements diminuant son taux de testostérone, le spectacle s’arrête sur le compte-rendu du procès du TAS, qui s’est tenu en 2019. Rejouant une partie de ces échanges, les comédiennes livrent ici la séquence la plus poignante du spectacle, autant que sa synthèse. L’on entend alors, à travers les différentes positions, le sexisme autant que le néo-colonialisme à l’œuvre (les tests de féminité ciblant nettement plus les athlètes des pays du Sud …).
Ce qui se raconte dans cette trajectoire personnelle et que l’équipe s’attache scrupuleusement à donner à voir, est, à travers le procès en virilité fait à l’athlète, le traitement asymétrique des sexes – entendez, sexiste – dans le sport. Soulignant comment le monde des sports s’est façonné dès l’origine sur l’exclusion des femmes, relevant l’absence de fiabilité scientifique desdits tests de féminité, Libre arbitre offre un plaidoyer pour la déconstruction des stéréotypes de genre. Ponctuée de séquences musicales enlevées et de saynètes humoristiques où les comédiennes reprenant leur nom véritable s’adressent directement à l’IAAF, la création balance entre un propos documentaire (comme l’atteste la projection finale de la course de 2009 sur tous les éléments scénographiques de la scène), un didactisme nourri d’un travail précis de documentation et un souci de séduire en introduisant divers temps de respiration. Si les scènes où l’on assiste aux tergiversations des scientifiques versent trop dans la caricature et la simplification, l’ensemble tient son rythme, emporte par son interprétation maîtrisée et atteint son but. Rappeler que l’égalité entre les citoyens ne pourra se construire que sur l’égalité entre les sexes et qu’actuellement, dans le sport comme ailleurs, un long chemin reste à parcourir…
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Libre arbitre
Conception et écriture : Julie Bertin et Léa Girardet
Mise en scène : Julie Bertin
Avec : Léa Girardet, Cléa Laizé, Juliette Speck et Julie Teuf
Collaboration artistique : Gaia Singer
Scénographie et vidéo : Pierre Nouvel
Son : Lucas Lelièvre
Lumières : Pascal Noël
Costumes : Floriane Gaudin
Chorégraphie : Julien Gallée-Ferré
Administration et production : Gwénaëlle Leyssieux et Juliette Thibault / Label Saison
Diffusion : Séverine André Liebaut / Scène 2 et Kelly Gowry / ACMÉProduction : Le Grand Chelem et ACMÉ
Coproduction : Réseau La Vie devant soi : Théâtre de Chevilly-Larue, Théâtre Antoine Vitez – Scène d’Ivry, Théâtre de Châtillon, Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine, PIVO – Théâtre en territoire/Scène conventionnée, Théâtre Dunois ; Le Quartz – Scène nationale de Brest ; Le Safran – Scène conventionnée d’Amiens Métropole ; L’entre deux – Scène de Lésigny
Avec le soutien de : la DRAC Ile-de-France, la Fondation Alice Milliat, le fonds d’insertion de l’École du TNB
Accueil en résidence : Théâtre de Chevilly-Larue ; spectacle créé avec le soutien du Théâtre 13/ Paris, dans le cadre d’une résidence de création ; CentQuatre Paris ; Théâtre de Châtillon ; Théâtre au Fil de l’Eau à Pantin ; Le Safran – Scène conventionnée d’Amiens MétropoleAvec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Projet lauréat du Réseau La Vie devant Soi
Remerciements : Anaïs Bohuon, Anne Schmitt, Claire Bouvattier et le Collectif intersexes et allié.e.s-OII France.
Cette pièce est librement inspirée de la vie de Caster Semenya.
Avertissement : Certaines scènes abordant la médicalisation du corps des personnes intersexes peuvent heurter la sensibilité des personnes concernées.
du 23 au 28 mai 2022 – Théâtre Dunois à PARIS
du 31 mai au 4 juin 2022 – Théâtre 13 à PARIS
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