Après L’Éducation sentimentale de Flaubert, c’est à un chef d’œuvre beaucoup plus méconnu que se consacre le metteur en scène Hugo Mallon : Les Saisons de Maurice Pons. Une fable sombre et grotesque, fascinante, dont il entreprend de faire un « roman performance », créé dans le cadre du Cabaret de curiosités du Phénix à Valenciennes.
Les Saisons de Maurice Pons (1925-2016) a beau avoir été réédité à plusieurs reprises et par plusieurs maisons d’édition depuis sa publication en 1965 – la dernière fois en date remonte à 2020, chez Christian Bourgeois –, il a gardé le charme du confidentiel. Il est de ces adresses littéraires que l’on se communique avec parcimonie, entre proches, de peur sans doute que lui nuise une trop grande fréquentation. Ce roman est à l’image de son auteur qui, bien que proche du milieu intellectuel de son époque – il a résidé pendant soixante ans au Moulin d’Andé dans l’Eure, qu’il a fait connaître à de nombreux réalisateurs de la Nouvelle Vague –, a construit son œuvre dans une grande discrétion. Lorsqu’il rencontre Les Saisons par hasard, l’année de la disparition de Maurice Pons, le metteur en scène Hugo Mallon réagit comme beaucoup d’autres avant lui : sidéré par l’écriture aussi réjouissante que sombre, tourbeuse, qu’il découvre, il se fait un devoir de la partager à la manière d’un secret.
C’est donc comme en catimini que les six interprètes du spectacle – Marion Bordessoulles, Logan de Carvalho, Lou Chrétien-Février, Romain Crivellari, Aude Mondoloni et Antoine Thiollier – entrent dans l’univers de Maurice Pons. Tandis que s’affiche sur un rideau tendu en devant de scène la première page du roman qui en compte 214, ils en lisent le texte depuis l’ombre des gradins. Dès la première phrase, on est plongé dans un microcosme étrange. « Il arriva par le sentier de la cluse, vers le seizième mois de l’automne, qu’on appelait là-bas : la saison pourrie », entend-on, et déjà des images nous viennent. Elles se précisent lorsque Lou Chretien-Fevrier, co-directrice avec Hugo Mallon et Marion Bordessoulles de la compagnie l’Éventuel hérisson bleu, rejoint livre en mains le plateau encore dissimulé par son rideau pour poursuivre la lecture du roman. Mais déjà, notre imaginaire est moins libre : vêtue d’une robe passée, toute tâchée de boue, la comédienne est déjà presque un personnage du livre. Soit La Clara, l’une des habitantes du village de montagne insituable où Maurice Pons situe son roman.
Très régulièrement, les interprètes reviennent à leur état de lecture initial. Mais la plupart du temps, ils incarnent les différents protagonistes de la sombre histoire de Maurice Pons. À commencer par Siméon (Antoine Thollier, qui participe à tous les spectacles de l’Éventuel hérisson bleu), un homme « jeune encore, mais si laid et d’une laideur si pathétique, qu’on ne lui donnait plus d’âge », dont l’arrivée sur la terre hostile décrite plus tôt ouvre le spectacle de même que le roman de ses mésaventures. Faites de rencontres pour la plupart monstrueuses – la grosse Mme Ham par exemple, patronne du café-hôtel du pays où se déroule la majeure partie du livre, ou encore Le Croll, « une espèce de géant hirsute et dépenaillé » réputé soigner hommes et bêtes du village –, celles-ci opposent une résistance évidente à l’idée de représentation. La pratique du « roman-performance », telle que Hugo Mallon la définit depuis la création de son Éducation sentimentale en 2018, aurait pu être une solution. Le metteur en scène promet en effet une « lecture augmentée » qui ne se contente pas de transmettre ce qui se passe dans le roman, « mais ce que peut nous faire le roman quand on le lit. Il s’agirait donc de donner à voir en direct l’onde de choc occasionnée par la lecture et la compréhension d’une grande œuvre littéraire ».
L’étrange séduction que suscite le roman empêche hélas Hugo Mallon de demeurer suffisamment en marge de son intrigue pour exprimer ce qu’elle provoque chez lui et chez ses complices. La part de cinéma du spectacle, assumée par le réalisateur Ilias El Faris qui alterne entre scènes filmées en direct et faux direct qui ressemble à s’y méprendre à du vrai, est pour beaucoup dans ce problème de distance par rapport à la folie et à la violence décrites par Maurice Pons. En décidant de ne montrer que par l’image tout ce qui se passe à l’intérieur de la cabane de tôle représentant sur scène le café-hôtel où loge Siméon, le metteur en scène renonce très régulièrement à la dimension critique du roman-performance pour s’engouffrer dans la fiction, et lui donner corps. Les comédiens et techniciens du spectacle disparaissent presque entièrement derrière le petit groupe de miséreux s’acharnant sur Siméon, qui y laisse tous ses espoirs d’écriture et de vie meilleure en même temps que sa santé physique.
En utilisant une forme assez commune dans le paysage théâtral actuel, celle du théâtre tout ou en partie filmé, Hugo Mallon et son équipe parviennent à résumer clairement le roman dont ils n’ont gardé que 40 pages. En éclaircissant une œuvre dont l’une des grandes qualités est d’être obscure, sujette à interprétations multiples, déclenchant le rire autant que l’effroi, ils peinent toutefois à faire suffisamment exister leur point de vue sur elle. Entre le théâtre pauvre dont on sent qu’ils se revendiquent et un théâtre plus riche et aussi plus marqué par l’époque, l’Éventuel hérisson bleu aurait gagné à trancher davantage. Comme Maurice Pons, qui sait très bien où il mène son Siméon. Vers un complet désespoir, au fond duquel même les mots ne peuvent rien.
Anaïs Heluin
Les Saisons (roman-performance)
D’après Les Saisons de Maurice Pons (1965)
Travail textuel, dispositif et mise en scène Hugo Mallon
Avec Pierre Andrau, Marion Bordessoulles, Logan de Carvalho, Lou Chrétien-Février, Romain Crivellari, Romane Kané, Aude Mondoloni, Antoine Thiollier
Création cinématographique Ilias el Faris
Chef opérateur et cadreur Robin Fresson
Scénographie Marine Brosse
Construction Marine Brosse, Clarisse Delille
Création costumes Alix Descieux-Read
Réalisation costume Alix Descieux-Read, Raphaël Lamy
Création et régie lumière Luc Michel
Création son Jules Fernagut, Romain Crivellari
Régie et création vidéo Camille Gateau
Régie générale Ludovic Heime
Chargée de production Romane Vanderstichel
Conception et réalisation L’éventuel hérisson bleu
Production L’éventuel hérisson bleu
Co-production Théâtre du Beauvaisis, scène nationale, le phénix scène nationale pôle européen de création Valenciennes, Maison de la culture d’Amiens
Soutiens Ministère de la culture – DRAC Hauts-de-France, Région Hauts-de-France, Département de l’Oise, CNC (DICRéAM)
Fondation Jan Michalski
Hugo Mallon est artiste accompagné par le phénix scène nationale Valenciennes et la Maison de la Culture d’Amiens, dans le cadre du campus Amiens Valenciennes pôles européens de création
L’éventuel hérisson bleu est artiste associé au Théâtre du Beauvaisis, scène nationale.
Durée : 2h30
Théâtre de la Commune d’Aubervilliers
du 29 mars au 2 avril 2023
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