À La Colline, l’auteur, peintre et metteur en scène continue de faire s’entrechoquer les particules de la parole et offre à sa belle troupe de comédiennes et de comédiens une étonnante matière à jouer.
Dans le paysage théâtral, il existe des étoiles filantes et des astres permanents, sorte de rocs insubmersibles que ni le temps, ni les modes ne paraissent condamner à l’oubli. Valère Novarina est de ces derniers. Depuis Le Drame de la vie, créé en 1986 au Festival d’Avignon, l’auteur, peintre et metteur en scène ne cesse de creuser inlassablement son sillon. À intervalles plus ou moins réguliers, on le voit reparaître pour cultiver son obsession langagière, pour en remettre une couche, serait-on tenter de dire. Chez lui, il n’est jamais question de révolution, ni même de réinvention, mais plutôt de variations, de variations de variations, d’excroissances qui, toujours, sont irriguées par une même sève, celle de l’arbre de la parole, non comme véhicule de la pensée, mais comme architecte de celle-ci. « Voici que les hommes s’échangent maintenant les mots comme des idoles invisibles, se forgeant plus qu’une monnaie : nous finirons un jour muets à force de communiquer ; nous deviendrons enfin égaux aux animaux, car les animaux n’ont jamais parlé mais toujours communiqué très très bien, écrivait-il, en 1999, dans Devant la parole. Il n’y a que le mystère de parler qui nous séparait d’eux. À la fin, nous deviendrons des animaux : dressés par les images, hébétés par l’échange de tout, redevenus des mangeurs du monde et une matière pour la mort. » Alors, à une heure où ces assertions prennent un caractère prophétique, Valère Novarina enfile ses gants sémantiques pour livrer le 19e round de son combat, Les Personnages de la pensée, et, une nouvelle fois, tenter de faire triompher le Verbe, et avec lui relever le drapeau à terre de notre commune humanité.
Sans surprise, les amateurs y retrouveront les piliers de la grammaire novarinienne : ses toiles énigmatiques qui font office de décor, la musique du compositeur-accordéoniste Christian Paccoud qui jalonnent les scènes, et surtout ce flot de parole qui active l’univers de l’artiste. Portée par Jean Mange Tout, L’Homme Entendant Son Reste, L’Écrituriste, L’Enfant Pariétal, Loupiandre ou La Mère Vivipare, pour ne citer qu’eux, elle agit comme une locomotive qui, à la seule force des mots, s’impose comme la maîtresse des lieux, capable de sculpter le plateau, de redéfinir la logique et de s’immiscer jusque dans le corps des actrices et des acteurs. D’une Ode au chien Rex à un Printemps pourri, de la rencontre de Cinq philosophes à l’étroit dans une seule boîte à la Découverte d’une fontaine de sang, Valère Novarina fait montre de cette bizarrerie si singulière, et reconnaissable entre mille, qui, en permanence, manie l’art subtil du décalage, du pas de côté et des frottements. En composant, décomposant et recomposant des mots, des expressions, des phrases, l’auteur ne cesse de jongler avec les particules de la langue ; en les faisant s’entrechoquer, il agit à la manière d’un physicien qui, en mettant deux atomes étrangers en présence, crée une molécule nouvelle et libère, parfois, une énergie inattendue.
Creuset d’un monde théâtral à part, d’un maelström qui impose de lâcher prise, cette dynamique qui agit selon ses propres règles repose, aussi, sur la musicalité de la parole et donne les moyens à l’auteur d’explorer les moindres recoins de la langue, jusqu’à en repousser les limites. Tandis que les néologismes, souvent cocasses, fleurissent à qui mieux mieux, les associations de sonorités baroques forment des combinaisons intellectuelles échevelées qui, le plus souvent, font progresser la pensée et lui permettent d’emprunter une voie nouvelle. Surtout, en artiste facétieux qu’il est, Valère Novarina sait utiliser l’art du langage comme tremplin comique pour se moquer du monde et des Hommes, à commencer par lui-même. Alors qu’il ne cesse de prendre avec gourmandise le « seigneur public » de revers – « Ce jerricane finira par contenir le sens de la pièce », s’exclame Le Rongeur Pourquoi avant de balancer le dit jerricane par-dessus bord –, l’artiste, comme peu de fois auparavant, cultive l’auto-citation – en convoquant, par exemple, l’une des stars de L’Acte Inconnu, Raymond de la Matière – et l’auto-dérision sur sa façon de faire théâtre dont il sait qu’elle ébranle, bouscule et fait chavirer les certitudes.
Non exempte de certaines longueurs, voire de quelques trous d’air, cette traversée veut, malgré tout, la peine d’être tentée dans la façon qu’elle a de laisser le réel s’immiscer pour mieux le tourner en ridicule – à l’image, notamment, de cet « essaim de chiffres » qui dit tout de la vulgarité de la communication comptable, de cette « avalanche de slogans » qui singe la vacuité de la parole politique, de la litanie de remerciements de L’Isolâtre en perdition qui prend pour cible les manières fanfaronnantes du beau-monde, ou encore de la lutte entre Monsieur Boucot et ses salariés qui, en creux, s’en prend à la déshumanisation du monde du travail –, mais aussi pour observer la formidable matière à jouer qu’elle offre à sa belle bande de comédiennes et de comédiens. Fidèles de Novarina ou nouveaux venus, aucun ne laisse déborder et toutes et tous profitent de cette écriture précise, affûtée, acérée pour ne pas transformer la parole en logorrhée. Tandis que certaines et certains font face, avec brio, à des moments de bravoure, à commencer par Sylvain Levitte étonnant dans la peau de L’Infini Romancier, chacune et chacun donnent à leurs personnages des airs de créatures, dont on ne saurait dire s’ils sont déjà des animaux ou encore des humains, mais incarnent, à n’en pas douter, des êtres novariniens par excellence.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les Personnages de la pensée
Texte, peinture et mise en scène Valère Novarina
Collaboration artistique Céline Schaeffer
Avec Valentine Catzéflis, Aurélien Fayet, Manuel Le Lièvre, Sylvain Levitte, Liza Alegria Ndikita, Claire Sermonne, Agnès Sourdillon, Nicolas Struve, René Turquois, Valérie Vinci et les musiciens Mathias Lévy et Christian Paccoud
Musique Christian Paccoud
Lumières Joël Hourbeigt
Scénographie Emmanuel Clolus
Dramaturgie Pascal Omhovère avec Adelaïde Pralon et Isabelle Babin
Costumes et maquillage Charlotte Villermet, assistée de Corentine Quesniaux
Réalisation costumes Nelly Graillot et l’atelier costumes de La Colline
Direction des choeurs Armelle Dumoulin
Assistanat de l’auteur Laura Caron
Répétiteur Loman Masmejean
L’Ouvrier du drame Richard PierreProduction L’Union des Contraires
Coproduction La Colline – théâtre national, Théâtre National Populaire – Villeurbanne
Avec le soutien de la SPEDIDAM
La Compagnie L’Union des contraires est conventionnée par le ministère de la Culture – DRAC Île-de-FranceLes Personnages de la pensée est paru le 7 novembre 2023 aux Éditions P.O.L.
Durée : 3h35 (entracte compris)
La Colline – théâtre national, Paris
du 7 au 26 novembre 2023Théâtre National Populaire – Villeurbanne
du 23 au 27 janvier 2024Maison des Arts du Léman Thonon-Évian-Publier
le 30 janvier
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