Humains, trop humains, les monstres d’Elsa Granat se débattent dans les fictions d’hier pour mieux s’en extirper et inventer une nouvelle issue à leurs drames. En tressant les trames d’Hamlet et Roméo et Juliette, la metteuse en scène poursuit sa recherche autour des mythes fondateurs et réunit une foisonnante distribution intergénérationnelle. Les Grands Sensibles ou l’éducation des barbares nous confronte à nos faillites pour mieux les mettre en déroute.
Retour au Théâtre Gérard Philipe pour Elsa Granat et sa belle équipe qui inaugurent la nouvelle saison du CDN de Saint-Denis avec un geste d’une ampleur incomparable, audacieux et généreux. Après King Lear Syndrome ou les mal élevés qui puisait ses motifs à la source du Roi Lear, l’autrice, actrice et metteuse en scène poursuit son dynamitage des grands mythes occidentaux pour mieux leur faire dégorger leurs récits ancestraux, ce socle séculaire qui continue d’infuser nos imaginaires. Elle orchestre ici un rapprochement inattendu, et pourtant opérant, entre les célèbres Hamlet et Roméo et Juliette de Shakespeare. Deux œuvres phares du dramaturge élisabéthain, des tubes du répertoire, qui, à y regarder de plus près, abordent des thématiques similaires : le conflit intergénérationnel entre les fils et les mères, les filles et les pères, le sacrifice de la jeunesse sur l’autel inamovible de la loi des familles, l’amour filial et parental qui se brise sur le récif de désaccords infranchissables, la tragédie en bout de course et la mort inéluctable. En un mot, l’échec relationnel intergénérationnel.
Avec sa fidèle collaboratrice artistique, Laure Grisinger, et son noyau dur d’interprètes magnifiques qui la suivent d’aventure en aventure – Hélène Rencurel, Lucas Bonnifait, Antony Cochin, Clara Guipont, Laurent Huon et Bernadette Le Saché, visages familiers que l’on a plaisir à suivre de spectacle en spectacle comme si, à chaque nouveau rôle, leur interprétation se densifiait à l’aune des précédents –, Elsa Granat tâtonne, expérimente, creuse les entrailles des textes coulés dans le marbre des cathédrales intouchables pour leur faire suer ce qui aujourd’hui résonne, traquer les enjeux fictionnels dans lesquels, à notre époque encore, nous sommes embourbés. Elle ne cherche pas à réécrire l’histoire, et celles et ceux qui doivent mourir mourront, mais elle l’infiltre de sa langue vivante, pleine de tendresse et de colère, langue de détresse et langue de vipère qui vitupère et rue dans les brancards autant qu’elle rit au nez des hypocrisies de toute sorte, des certitudes qui enferrent, des erreurs qui nous poursuivent. À moins que ce ne soit nous qui leur courrions après, essoufflés par nos schémas délétères.
Le prologue donne d’emblée la couleur. Elsa Granat, lady Capulet défaite par l’alcool et la tristesse, erre en robe de chambre, pieds nus sur la moquette, inutile à la communauté, tandis que la famille s’empresse et s’affaire aux préparatifs d’anniversaire. Juliette a 18 ans, l’occasion de se réjouir et de raviver le souvenir du récit familial figé dans l’image d’un bonheur coloré et archétypal où Papa et Maman sortent tout droit du film Mary Poppins qui a bercé tant d’enfances. Épouse dépressive et trompée, mère désemparée prise au piège de la maternité, incapable de renouer avec sa fille adolescente, étrangère à sa propre vie, lady Capulet sera l’ombre au tableau de la représentation. Un trou noir à elle toute seule, qui promène sa hargne et sa verve au milieu de l’hystérie générale, de la folie contagieuse qui les guette tous. Et pendant que les adultes s’obstinent à faire la fête, à jouer le jeu de la joie en se voilant la face, les ados se cachent, moroses et mal dans leurs baskets. Quant aux vieux, cantonnés à leurs fauteuils roulants, ils n’entendent rien et leur surdité est à prendre aux sens propre et figuré. Dans cette agitation qui parvient à peine à masquer l’effarante incommunicabilité qui, elle, bat son plein, chacun est dans sa bulle de solitude, étranger à son prochain. Les adultes sont au bout de leur vie, les ados dépriment et les enfants mettent le boxon, imperméables aux turpitudes des grandes personnes.
En s’entourant d’un chœur d’enfants et d’une poignée de personnes âgées amatrices, Elsa Granat fait du plateau un laboratoire où s’ébrouent des monstres de tous âges, une salle des pas perdus où les adultes refluent leurs comportements d’enfants gâtés et tout puissants, un banquet gangréné de conflits intergénérationnels et d’incompréhension mutuelle, les décombres d’un palais à terre où s’organise une réconciliation possible, mais tardive, un espace de réparation des corps et des esprits. La tragédie ne peut être évitée car le fossé qui sépare les générations sévit encore aujourd’hui. Hamlet, Ophélie, Juliette, Roméo, fauchés dans la fleur de l’âge face à l’aveuglement de leurs parents, mais leur mort ne sera pas vaine, ni le point final d’une tragédie lacrymale. Elle est le sursaut salvateur, le cataclysme qui réveille les endormis et ébranle les fondations des vieux principes périmés, elle décille les regards et déploie d’autres possibles. L’alliance, l’entraide et la solidarité font de cette scène finale radieuse une utopie proposée, la croyance que l’on peut, ensemble, dénouer les récits défaitistes, raconter autrement pour que nos imaginaires s’abreuvent à de nouvelles sources, fécondes et fédératrices.
C’est un théâtre du dévoilement qui révèle ses strates, de rideaux qui s’ouvrent en panneaux qui coulissent, un théâtre du grotesque et de la tragédie mêlés, de l’hybridation du rire et de l’effroi ; un théâtre des corps, vifs ou usés, qui racontent leur propre histoire tandis que le langage peine à se suspendre au-dessus du gouffre ; un théâtre du heurt et du malheur qui jamais n’abdique, et tend tout entier vers la lumière ; un théâtre qui fait le pari de la rencontre, toutes générations confondues, amateur.es et professionnel.les embarqué.es sur un même bateau, dans la tempête de l’amour qui nous surprend et nous confond. Et dans les marécages de ces histoires familiales névrotiques et navrantes, on se souviendra longtemps d’Antony Cochin en frère Laurent, implorant le ciel quand il n’y a plus d’espoir, battant la mesure de la souffrance humaine de ses mains éperdues percutant la table. En dépit de tout, y croire encore, la ferveur chevillée au corps.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Les Grands Sensibles ou l’éducation des barbares
d’après William Shakespeare
Écriture et mise en scène Elsa Granat
Collaboration à la dramaturgie Laure Grisinger
Avec Lucas Bonnifait, Antony Cochin, Victor Hugo Dos Santos Pereira, Elsa Granat, Clara Guipont, Niels Herzhaft, Laurent Huon, Juliette Launay, Mahaut Leconte, Bernadette Le Saché, Hélène Rencurel, Edo Sellier (guitare) et la participation du chœur d’enfants du Conservatoire de Saint-Denis dirigé par Erwan Picquet et de cinq seniors amateurs
Scénographie Suzanne Barbaud
Lumière Lila Meynard
Son John M. Warts
Costumes Marion Moinet
Assistanat à la mise en scène Mathilde Waeber
Assistanat à la scénographie et aux costumes Constant Chiassai-Polin
Chef de choeur Félix Benati
Accompagnement des seniors amateurs Laure Grisinger
Coordination du choeur d’enfants Tassia Martin, Clara Guipont, Agathe Perrault
Construction du décor Alain Pinochet (Ateliers du Théâtre de l’Union)
Régie générale et plateau Quentin Maudet
Régie son et vidéo Baudouin RencurelProduction Compagnie Tout Un Ciel
Coproduction Théâtre de l’Union – CDN du Limousin ; Le Grand Parquet, maison d’artistes associée au Théâtre Paris-Villette ; Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis ; Théâtre Dijon-Bourgogne – CDN ; Le Nest – CDN de Thionville ; Théâtre de Cornouaille – scène nationale de Quimper
Avec le soutien de la Région Île-de-France, du Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne, du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédiens et Comédiennes de l’ESAD – PSPBB.La compagnie Tout Un Ciel est conventionnée par le ministère de la Culture (DRAC Île-de-France). Elsa Granat est artiste associée au Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis, au Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon, au Théâtre de l’Union – CDN du Limousin et au Nest – CDN de Thionville. Elsa Granat est membre de la maison d’artistes LA KABANE.
Durée : 2h30
Théâtre Gérard Philipe, CDN de Saint-Denis
du 25 septembre au 6 octobre 2024Théâtre municipal de Thionville, avec le NEST – CDN de Thionville
les 16 et 17 octobreThéâtre de l’Union – CDN du Limousin, Limoges
les 7 et 8 novembreThéâtre Dijon-Bourgogne
du 26 au 30 novembreThéâtre de Cornouaille – Scène nationale de Quimper
du 4 au 6 décembre
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