Dans sa première création personnelle, Lionel Dray s’empare avec une grande liberté de l’unique roman de Jean de La Ville de Mirmont (1886-1914), Les Dimanches de Monsieur Dézert. En multipliant avec art les figures de clowns tristes, il en exprime tout l’absurde, toute la modernité.
« Une écharpe, oui bien sûr », « encore une veste, c’est normal », « bien sûr, une main dans les cheveux, allez-y »… Installé derrière une sorte de cuisine-établi trop étroite pour lui, en sandales et chaussettes, Lionel Dray nous accueille de ses petits commentaires qui, l’air de rien, nous signifient que l’on est repéré. Que si l’on voulait passer inaperçu, incognito, eh bien c’est foutu. Avec ses mimiques, il nous informe que dans la pièce qui commence, on est tous dans le même bateau : l’absurde, le tragique sont aussi bien du côté des gradins que de la scène. Pas la peine de faire semblant, c’est comme ça. Nous ne lutterons pas. Dès cette introduction improvisée, le charme des Dimanches de Monsieur Dézert se déploie assez loin du livre éponyme. Soit l’unique roman de Jean de La Ville de Mirmont écrit en 1914, où un employé de ministère sans passions tue ses dimanches à répondre aux propositions des publicités récoltées la veille.
Dans ses Dimanches, Lionel Dray n’incarne pas le fonctionnaire du texte. Son accueil est clair à cet égard, la suite le confirme. Si le comédien connu notamment pour son travail avec Sylvain Creuzevault et Jeanne Candel évoque bien l’existence sans heurs ni bonheurs de Monsieur Dézert, c’est à travers une fiction bien à lui : celle d’un concours de cinéma annoncé par un journal local. Matérialisés par des pierres alignées sur le bizarre plan de travail, ce sont d’abord les membres du jury qui prennent la parole. Lionel Dray a un accent, un mot pour chacun. De même que pour les candidats qui viennent ensuite présenter leur projet aux juges caillouteux avec presque rien. Équipé d’un masque d’oiseau psychopompe pour symboliser la mort qui rôde ou de fil et de farine pour se fabriquer un visage de gueule cassée, l’artiste déploie toute une galerie de personnages aussi absurdes que celui qui porte leurs récits.
La solitude de Monsieur Dézert, son ennui, n’ont guère besoin d’être formulées. Grâce à ses métamorphoses clownesques, le comédien dit non seulement la désolation du anti-héros de Jean de La Ville de Mirmont, mais aussi le chagrin de ceux qui s’acharnent à en donner une représentation. Sous ses allures naïves, presque enfantines, Les Dimanches de Monsieur Dézert questionne ce qu’il y a d’insensé dans le geste artistique. Parmi tous les clowns tristes de Lionel Dray, celui de Jean-Luc Godard est très éloquent en la matière. Reconnaissable à son flux de paroles, prononcé avec un fort accent suisse, le cinéaste convoqué sur scène se lance dans la description épico-philosophique d’un scénario qui suit les aventures malheureuses d’un « meneur de lune ». La présentation dure tant que le jury au corps de pierre finit par se lasser. Au clown suivant !
En adaptant le roman écrit à la veille de la Première Guerre Mondiale, Lional Dray en élargit les frontières temporelles et géographiques. Effacer la dimension très autobiographique du texte lui permet d’en multiplier les horizons. Monsieur Dézert n’étant plus assigné à la petite chambre de la rue du Bac qu’il occupe dans le texte, ni contraint à des activités telles qu’un massage par des aveugles aux Piscines d’Orient, à une coupe de cheveux au Lavatory rationnel ou encore à une conférence dans une pharmacie « sur l’hygiène sexuelle, agrémentée d’auditions musicales », il prend dans la pièce une dimension métaphysique évidente. Les clowns qui tentent une approche de Monsieur Dézert forment un portrait en creux d’un homme sans qualités, sans amours ni amis. D’un homme du monde d’aujourd’hui, sur le sort duquel ils nous invitent à nous pencher sans se lamenter. Par le rire.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Les Dimanches de Monsieur Dézert
Conception, mise en scène et interprétation : Lionel Dray
Scénographie : Jean-Baptiste Bellon
Costumes :
Production : Compagnie Le SingeCoréalisation : Théâtre de l’Aquarium (Paris) ; Festival d’Automne à Paris
Spectacle créé le 11 août 2018 dans le cadre du festival Le Théâtre Rate (Eymoutiers).Durée : 1h15
Théâtre Silvia Monfort – Paris
21 au 25 Novembre 2023
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