Dans Les corps incorruptibles, Aurélia Lüscher partage son enquête sur la mort telle qu’elle est perçue et vécue en Occident. Contre la dissimulation générale des défunts, elle les place au cœur d’un spectacle qui multiplie trop les angles d’approche pour vraiment embrasser ce délicat sujet.
La mort fait partie de ces nombreux sujets que le théâtre prétend régulièrement sortir de la cachette où ils ont été relégués de force par toute une société pour les donner à voir enfin dans toute leur vérité. Avec Les corps incorruptibles, son premier spectacle entièrement personnel – elle travaille par ailleurs avec le Collectif Marthe, qu’elle a fondé avec d’autres diplômés de l’École de la Comédie de Saint-Étienne, et avec Guillaume Cayet au sein de leur compagnie Le désordre des choses –, la comédienne Aurélia Lüscher se présente comme un remède à une ignorance générale sur le grand sujet du décès, en particulier sur la façon dont nos sociétés occidentales le prennent en charge. En mettant en scène sa propre enquête dans cette pièce qu’elle définit comme « une performance documentée et non du théâtre documentaire », elle se donne en effet une allure d’exploratrice en terrain vierge de toute recherche préalable. Sur un plateau au départ vide et immaculé, qui se remplira peu à peu des objets qu’elle va chercher derrière une grande tenture de papier blanc réduisant la taille du plateau visible pour le spectateur, elle ouvre le récit de son investigation sur un registre intime. Tout en peignant sur son faux mur un quadrillage noir, histoire d’évoquer le carrelage d’une morgue, l’artiste partage l’un des entretiens qu’elle a réalisés durant sa phase de recherches. Elle y interroge sa mère, tentant, grâce à elle, de combler un vide, celui qu’a laissé en elle l’oubli de sa première confrontation à la mort.
Aurélia Lüscher poursuivra dans cette veine très en vogue de l’enquête autofictionnelle tout au long de ses Corps incorruptibles, sans toutefois l’explorer en profondeur, comme l’a récemment fait, par exemple, Adèle Yon avec son excellent roman Mon vrai nom est Elisabeth (Éditions du Sous-sol), qui remonte le fil des générations pour comprendre la douleur des femmes à l’échelle d’une famille. La cellule familiale n’est pour l’artiste qu’un champ d’investigation parmi d’autres dans le vaste domaine de la mort. Après avoir expliqué, toujours par le biais de sa voix off, comment la sensation d’ignorance des choses de la mort est éprouvée lorsque vient le tour de sa grand-mère, elle retrousse les manches de sa tenue de chantier et entreprend de regarder de nouveau en face son objet d’étude, mais sous un autre angle. Après une brève transition, qu’elle opère avec l’aide de Xulia Rey Ramos, qui, pour l’occasion, quitte l’ombre où la tient par ailleurs sa fonction à la régie générale et à la régie plateau – et de la chienne Ponyo qui la suit partout, ou plutôt qui reste à l’affût de l’odeur des chips que grignote la régisseuse lors de ses « sorties » –, Aurélia Lüscher se fait la porte-parole des travailleurs de la mort qu’elle a rencontrés lors d’un autre versant de son étude, cette fois en mode journaliste gonzo.
Sans tout à fait les incarner, en partageant leur parole qu’on devine recueillie lors d’interviews semblables à celle qui a ouvert le spectacle, l’actrice convoque successivement au plateau différents métiers liés à la mort. Elle entame cette série de témoignages répartis sur toute la durée des Corps incorruptibles avec une thanatopractrice dont elle illustre approximativement les gestes à l’aide de massifs blocs d’argile auxquels elle donne progressivement la forme d’un corps inerte. Suivront dans le même dispositif diverses autres paroles, telles celles d’employés de pompes funèbres à différents postes – l’une travaille uniquement en relation avec les familles des défunts, tandis qu’un autre, spécialiste ès réduction de corps, n’a à faire qu’aux cadavres. S’il s’agit là pour Aurélia Lüscher d’offrir une approche de l’ensemble de la chaîne des travailleurs du funéraire, cela demeure tout aussi inachevé, aussi superficiel, que le fil familial évoqué plus tôt. Le ton léger, quelque peu humoristique, que prend la comédienne pour livrer les mots de ses interlocuteurs constitue un premier obstacle entre ces derniers et le spectateur. En recouvrant les explications techniques de chaque métier d’un voile de comédie, qui fait de leurs praticiens des quasi-caricatures, la femme à tout faire de ce spectacle fait elle-même écran à ce qu’elle dit vouloir aborder de front. Plutôt que faciliter la relation scène/salle, le travail plastique que réalise Aurélia Lüscher tout en déroulant ses témoignages pèse d’un poids qu’alourdissent encore de nombreuses références scientifiques plus ou moins saillantes.
Avec son maniement de l’argile qui donne aux Corps incorruptibles de vagues accents rituels, l’artiste nous fait par exemple penser à un essai incontournable en matière de mort, et plus précisément de deuil. Soit Au bonheur des morts (2015) de la philosophe Vinciane Despret, qui dit la nécessité d’inventer des façons nouvelles de vivre avec nos défunts, en réaction à notre tendance contemporaine à isoler radicalement la mort de la vie. Si ce livre n’est pas cité, d’autres le sont au cours de la pièce, qui oscille ainsi en permanence entre exposé et performance, sans que ce déséquilibre soit productif de pensée. En citant notamment une autre philosophe, l’Australienne Val Plumwood, qui, dans son livre L’œil du crocodile (2021), raconte la révolution intellectuelle qu’elle vit lorsqu’elle est attaquée par un crocodile – elle comprend alors que l’homme s’est extrait de la chaîne alimentaire –, Aurélia Lüscher dévoile un autre pan de son processus. Faute de centrer sa recherche sur ce que peut spécifiquement le théâtre à l’endroit de la représentation et du questionnement de la mort, l’artiste condamne son art à rester à la traîne des nombreuses disciplines qui, depuis quelques décennies, regardent dans les yeux la mort ainsi que la façon dont elle se gère de notre côté du monde, à l’abri du regard de celles et ceux qui croient que la terre leur appartient. Le souvenir d’un spectacle sur le même sujet, L’Échappée (2023), nous revient avec d’autant plus de force que son auteur et interprète, le Belge Philémon Vanorlé, a récemment rejoint le monde dont il parlait avec un absurde très fin et singulier. En narrant la trajectoire d’une invention personnelle, un cercueil pas comme les autres, cet artiste allait à son sujet avec la folie et surtout avec l’angle précis et déterminé nécessaire dans pareille entreprise. Les corps incorruptibles se désagrègent faute de ces ingrédients essentiels.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Les corps incorruptibles
Conception et jeu Aurélia Lüscher
Collaboration scénographie et corps Arnaud Louski-Pane
Collaboration artistique et dramaturgie Mélissa Zehner, Céline Nidegger
Soutien à la dramaturgie Guillaume Cayet
Participation Nadia Skrobeck-Lüscher, Xulia Rey Ramos, Ponyo
Construction Manon Clavreul Baudry, Ninon Larroque, Arnaud Louski-Pane, Aurélia Lüscher, Pol-Ewen Maisonneuve
Assistanat Manon Clavreul Baudry
Régie générale et régie plateau Xulia Rey Ramos
Création lumière Juliette Romens
Création son Antoine Briot
Régie son Mateo Provost
Conseils plastiques et céramique Aline MorvanProduction Le désordre des choses
Soutiens Fondation d’entreprise Hermès, Fonds de dotation Porosus
Coproduction Studio Théâtre de Vitry, Les Subs – lieu vivant d’expériences artistiques (Lyon), La Comédie de Clermont-Ferrand – Scène nationale, Le Dôme Théâtre (Albertville)
Résidences Fondation Johnny Aubert Tournier – Maisons Mainou – Résidence suisse d’écriture dramatique et de composition musicale des arts du spectacle, Théâtre du Point du Jour (Lyon), Chartreuse – Centre national des écritures du spectacleLe projet est 1er lauréat du dispositif de production et de diffusion le Réel Enjeu 2022.
La compagnie Le désordre des choses est conventionnée par la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes. Elle reçoit le soutien de la Région Auvergne-Rhône-Alpes et du département du Puy-de-Dôme.
Le texte est édité chez Esse que Éditions.
Durée : 1h20
Théâtre de la Bastille, Paris
du 5 au 15 novembre 2025La Grange, Centre / Arts et Sciences, Lausanne (Suisse)
du 19 au 21 novembreThéâtre de Châtillon
les 21 et 22 janvier 2026Théâtre Le Périscope, Nîmes
les 28 et 29 janvier


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