Réservée à douze spectatrices et spectateurs, comme autant de personnages du chef-d’oeuvre de Maurice Maeterlinck, tous équipés de casques de réalité virtuelle, la proposition du jeune metteur en scène offre une plongée immersive et singulière dans l’onirisme menaçant du dramaturge belge.
D’emblée, le dispositif scénique imaginé par Julien Dubuc impressionne. Éclairée par des néons aussi puissants que blafards, une structure métallique, qu’on assimile d’abord à une sorte d’araignée mécanique géante, tout droit venue du futur ou sortie d’un film de science-fiction, trône au milieu de la pièce où le public pénètre à pas feutrés, presque prudemment. Au bout de chacune de ses « pattes », qui surmontent des tabourets tournants, sont accrochés un casque de réalité virtuelle et un casque audio, que les spectatrices et spectateurs sont bientôt invités à enfiler. Au centre de cet édifice qui fascine autant qu’il effraie, en son coeur pourrait-on dire, les plus attentives et attentifs auront remarqué qu’une imprimante 3D charbonne en silence. À cette heure, il est encore trop tôt pour dire ce que cette machine, emblématique, elle aussi, du monde des nouvelles technologies, façonne précisément, mais, au sol, sont dispersées des dizaines de feuilles d’un blanc immaculé, qui signalent, finalement, non pas la présence d’un quelconque monstre arachnide, mais bien celle du « chêne énorme et caverneux » de cette « très ancienne forêt septentrionale » où sont réunis les douze Aveugles de Maeterlinck.
Dans la sublime pièce du dramaturge belge, ils sont six femmes et six hommes à patienter sous le ciel étoilé, dans cette nuit « extraordinairement sombre, malgré le clair de lune qui, ça et là, s’efforce d’écarter un moment les ténèbres des feuillages ». Parmi eux, sont notamment présents trois vieilles Aveugles en prière, trois Aveugles-nés et une Aveugle folle. Toutes et tous n’attendent qu’une seule chose : le retour du prêtre, leur « guide », responsable de cet hospice dont, en groupe, ils se sont éloignés. Incapables de retrouver seuls leur chemin, ils sont condamnés à rester ici, et commencent, grâce à leurs échanges et à leur sensibilité accrue aux sons, à cartographier leur environnement, à se positionner les uns par rapport aux autres, mais aussi à s’apprivoiser. Même s’ils cohabitent depuis bien longtemps, toutes et tous prennent peu à peu conscience qu’ils ne se connaissent pas vraiment. Tandis que le prêtre tarde à revenir, certains voient leur inquiétude grandir, d’autres tentent de rassurer, et, autour d’eux, l’austère et sonore nature paraît plus menaçante que prometteuse.
En choisissant d’adapter ce chef-d’oeuvre du symbolisme en réalité virtuelle, Julien Dubuc aurait pu tomber dans un piège, celui de redonner la vue à ces Aveugles, de se servir des nouvelles technologies pour mettre au point des images bien nettes, et donner à observer ce qu’ils pourraient voir et qui ils pourraient être. Au contraire, tout se passe comme si le jeune metteur en scène nous plaçait à leur endroit, à leur place, dans leurs corps, et surtout à l’intérieur de leurs têtes, celles d’individus qui distinguent sans voir réellement, qui sont condamnés à imaginer en fonction des informations sensorielles – ouïe, toucher, odorat – qui leur parviennent, ou, pour les plus chanceux, à reconstituer des images mentales alimentées par des persistances rétiniennes héritées d’un lointain passé – « Mais comme je me souviens d’avoir vu !… Un jour, je regardais la neige du haut d’une montagne… Je commençais à distinguer ceux qui seront malheureux… », confie, par exemple, La jeune Aveugle.
À travers les casques de réalité virtuelle, sont alors diffusées des images en forme de nuages de points en noir et blanc qui recomposent, pêle-mêle, et parfois en fonction des didascalies de Maeterlinck, tantôt un ciel étoilé, tantôt une pluie de feuilles ; tantôt quelques arbres, tantôt une forêt ; tantôt une grotte, tantôt une rivière, celle de la mort, peut-être, sur laquelle, un temps, nous sommes invités à voguer. Loin du sensationnalisme permis par la réalité virtuelle, Julien Dubuc et l’artiste digital Antoine Vanel s’adonnent à un travail d’impressionnistes, fin, délicat, sensible, conforme, en tous points, à l’onirisme de Maeterlinck, mais aussi à son rapport à cette vision qui le hante et qui matrice l’ensemble de son oeuvre – comme le prouvent, notamment, les trois pièces (Intérieur, L’intruse et Les Sept princesses) réunies dans la nouvelle création du metteur en scène, La fin du présent, où, beaucoup moins directement que dans Les Aveugles, mais tout aussi intensément, le flou et l’indistinct, l’imperceptible et les illusions, les effets de lumière et d’ombre conditionnent les existences. Le chef de file du collectif INVIVO offre alors une réelle porte d’entrée dans l’univers symboliste du dramaturge belge, une immersion dans son étrangeté, sa dimension menaçante et inquiétante, son caractère brut, abrupt, brutal, voire au bord de l’effondrement, qu’il nous amène non pas seulement à comprendre, mais bel et bien à ressentir.
En parallèle, les échanges entre les Aveugles, souvent courts et percussifs, nous parviennent au creux de l’oreille, comme susurrés, grâce à l’intimité permise par le casque audio. Portés par la création sonore aux effets chamaniques de Grégoire Durrande et par les voix finement travaillées de Sumaya Al-Attia, Jean-Rémy Chaize, Jeanne David, Grégory Fernandes, Alexandre Le Nours et Maxime Mikolajczak, ils permettent de caractériser, comme Maeterlinck lui-même l’avait fait, chacun des membres du groupe, de leur offrir une singularité. Si l’ensemble des répliques ne sont pas toujours pleinement exploitées, un rapport sensible, quasi charnel, s’instaure avec le texte du dramaturge belge et cette composition réussit à envoûter. Surtout, elle prouve le caractère atemporel de ce chef-d’oeuvre. Écrit à une époque où la mort de Dieu – à l’image de celle du prêtre – venait d’être proclamée par Nietzsche, il résonne aujourd’hui avec une troublante acuité, à l’heure où les technologies pourraient générer de nouvelles chimères, et faire de nous de nouveaux Aveugles.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les Aveugles
d’après Maurice Maeterlinck
Conception, adaptation et scénographie Julien Dubuc
Création sonore Grégoire Durrande
Développement VR, univers 3D, interactions Antoine Vanel – Blindsp0t
Avec les voix de Sumaya Al-Attia, Jean-Rémy Chaize, Jeanne David, Grégory Fernandes, Alexandre Le Nours, Maxime Mikolajczak
Dispositif informatique Samuel Sérandour
Impression 3D et dispositif lumière David Udovtsch
Régie générale et collaboration scénographie Elsa Belenguier
Régie son et assistant développement technologique Pierrick Chauvet
Régie VR Benoit BregeaultProduction INVIVO
Coproduction Les Gémeaux – Scène nationale de Sceaux ; Théâtre Nouvelle Génération – CDN de Lyon ; Théâtre de l’Union – CDN de Limoges ; Némo – Biennale des Arts Numériques de la Région Île-de-France ; Le CENTQUATRE-PARIS ; Lux – Scène nationale de Valence
Soutiens Centre National du Cinéma et de l’image animée, DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, Région Auvergne-Rhône-Alpes, Ville de Lyon, Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon, La maison du numériqueDurée : 45 minutes
Les Gémeaux, Scène nationale de Sceaux
du 11 au 14 décembre 2024Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines
du 25 au 29 mars 2025
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