Avec La femme à qui rien n’arrive, Léonore Chaix a concocté un spectacle cocasse plein de malice et de dérision. Une partition (un peu trop) dense où traînent les fantômes de Beckett, Devos, Perec et le parfum d’une époque qui déshumanise.
Leonore Chaix a longtemps joué avec les mots. Sa chronique sur France Inter tenue à la fin de la première décennie des années 2000 en compagnie de Flor Lurienne, « Déshabillez-mots », est ensuite devenue un spectacle que les deux comédiennes ont longtemps tourné. Elles y interviewaient des mots, comme pour les mettre à nu, voir ce qu’ils avaient dans le ventre, à nous dire. Cette Femme à qui rien n’arrive porte, cette fois-ci en solo, le même goût de l’artiste pour les mots, pour ce qu’ils disent de nous autant que pour leur inanité. Un humour à la Devos où s’affiche également l’attrait de l’artiste pour la dérision, l’absurde même, puisque ce n’est pas seulement de notre langage qu’elle aime à se jouer, mais bien aussi de nous, pauvres êtres humains, plein de contradictions. Toujours en quête d’événements qui nous surprennent en même temps que sans cesse à tenter de prévoir ce qui se profile. Souvent à craindre autant qu’à désirer qu’il nous arrive quelque chose.
Le seul en scène écrit par Léonore Chaix tient donc sur plusieurs registres. Celui de l’humour existentiel qui traque à la Beckett la vacuité ontologique de nos existences. Dans ce sens, l’époque qui nous plonge dans des interactions incessantes avec des machines redouble la perte de sens de nos vies, comme l’évoque en passant son monologue. Mais aussi celui de la littérature. Texte porté par son autrice tambour battant, comme celui de la machine à laver de son héroïne, La femme à qui rien n’arrive frappe en effet d’emblée par sa dimension écrite – son rythme, sa simplicité travaillée, ses jeux de mots, son oralité – qui l’éloigne du parler ordinaire pour en faire un objet littéraire cocasse. ELLE en est l’héroïne, son désir et sa peur les moteurs d’une action aussi contenue que Léonore Chaix sur sa chaise, immobile face à nous mais toute en mouvements, en grimaces intérieures et en postures clownesques.
ELLE épluche donc ses patates puis se retrouve prise au piège par sa commande annuelle. Fausse manip dans un quotidien réglé par les tâches répétitives et voilà t’y pas qu’une chose pourrait arriver, sonner à sa porte même. Est-ce l’amour ou une caisse de pommes de terres ? Peu importe, ce qui lui arrive, c’est qu’il lui arrive quelque chose. Fût-ce un rien, ou rien, carrément. C’est toujours quelque chose. Insupportable attente de nos misérables monotonies toujours à guetter ce qui pourrait les interrompre, l’espace d’un instant, le temps d’un espoir. Seule sur scène, face public, Léonore Chaix déploie la folie de son héroïne, que le théâtre embarque dans des extravagances pas si éloignées que cela de la folie ordinaire qui hante nos existences. Atteignant dans sa logique propre et dans la mécanique qui l’emporte des sommets d’absurdité, ELLE place le spectateur au cœur de son tourbillon. Il sourie. Admire la virtuosité plus qu’il n’est touché. Quelque chose le tient un peu extérieur. Cette distance de la troisième personne à laquelle le récit est narré. Celle de ces pommes de terre dans leur étrange présence, impassible, plus que figurative, derrière Léonore Chaix. Cette absurdité de nos agitations auxquelles on a parfois du mal à se confronter.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
La Femme à qui rien n’arrive
De et par Léonore Chaix
Mise en scène Anne Le Guernec
Lumières : Guy-Pierre CouleauDurée : 1h05
La Scala Paris
du 6 février au 20 mars 2024
les mardis et mercredi à 19h30. Relâche, les 13 février et 13 mars
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