Créé en 2021, De la disparition des larmes dessine dans une performance musicale le portrait d’une vie de femme en suspens.
Comment faire quand les larmes ne sont plus là ? Quand les émotions se sont éloignées, qu’on les a mises à distance à tel point qu’elles nous semblent inatteignables (peut-être aussi parce qu’elles semblaient insurmontables) ? Voilà certaines des questions travaillant De la disparition des larmes. Écrite par Milène Tournier (autrice de théâtre et de poésie dont les textes sont autant publiés que, pour certains – de singuliers poèmes-vidéos –, disponibles sur Youtube), cette pièce constitue pour la metteuse en scène et comédienne Lena Paugam le troisième volet (après Hedda et Echo) d’un travail au long cours. Soit un triptyque dépliant des portraits de femmes, ici une jeune femme qui se raconte de son adolescence à sa trentaine.
Ce monologue à la langue concrète, faite de brisures et de déliés, c’est Lena Paugam elle-même qui l’interprète. Se positionnant au centre du plateau sur un carré mat délimitant son espace de jeu, ce personnage vêtu d’une veste des années 90 et d’un pantalon de jogging va s’adresser face au public. Immédiatement nous la découvrons dans son « territoire » : tandis que des photos de son quotidien sont diffusées sur l’écran en fond de scène, l’essentiel du plateau reflète les lumières, renvoie les images. Les faisant miroiter comme le feraient des flaques d’eau, ce sol réverbère et amplifie les images, donne une force à cet environnement. La succession des photographies nous révèle ainsi l’univers commun, banal, d’une petite cité. La géographie de la vie de la jeune femme est faite de tours d’immeubles, des espaces verts qui les entourent et des ciels bleus ou gris vers lesquels son regard se tourne.
C’est là qu’elle a grandi et qu’elle vit encore aujourd’hui. C’est là qu’elle a rencontré l’amour lorsqu’elle était adolescente. C’est là, aussi, qu’elle a perdu ses larmes. Car sa relation avec un jeune homme, leur complicité, tout cela tourne court. De cette séparation brutale, dont on pressent qu’elle a été imposée par les parents du garçon, c’est comme si elle ne s’était jamais remise. Comme si ce premier abandon avait scellé son sort : celui de rester là, prise entre ces murs, à vivre entourée de ses voisins – désignés comme Madame A., Monsieur B., Monsieur C. Il y a là une dégringolade jamais clairement nommée, un isolement qui transpire par les mots, la syntaxe, l’énonciation ; par son évocation de rapports sexuels extrêmement troubles ; par sa façon de se mettre à la disposition des uns et des autres. Répétant à plusieurs reprises avoir trente-cinq ans, cette jeune femme pourrait tout aussi bien en avoir cinquante de plus. C’est une vie en suspens, une vie subie mais qui semble néanmoins trouver des échappées, inventer ses petites désertions. Elle évoque, ainsi, son visionnage intensif de vidéos Youtube n’ayant été regardées par personne, pas même par celles et ceux qui les ont postées. Elle à qui personne ne prête un regard, dont on pressent qu’elle suscite la gêne, que son comportement marginal indispose, porte une attention à d’autres invisibilisés.
Cette errance immobile, ce personnage le déplie dans une langue fascinante, une sorte de poésie en chantier, aussi concrète que sensible, précise que singulière par sa syntaxe et son côté slamé. Interprété avec rigueur par Lena Paugam (parfois avec un trait un brin forcé), l’ensemble crée une atmosphère à la fois magnétique et lancinante. Un sentiment amplifié par le travail de création lumières mais également par la musique. Réalisée par Lucas Lelièvre, la création musicale s’appuie sur le Lamento de Barbara Strozzi (Diporti di Euterpe, op.7 – n°4), le détourne, le remixe. Les répétitions et scansions de ce chant – qui sont à terme assez répétitives – viennent redire, on le comprend, l’engluement du personnage. Il participe, en tous les cas, à l’esthétisation de cette parole et de cette position, celle d’une femme qui, tellement à distance de ses émotions, semble seulement pouvoir exprimer la plainte et l’espoir du retour de ses larmes. Avec l’espoir, à travers elle, de trouver la douleur pour la dépasser et reprendre pied dans ce monde.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
La disparition des larmes de Milène Tournier
Conception, montage, interprétation: Lena Paugam
Lumières, assistanat à la mise en scène: Jennifer Montesantos
Création sonore: Lucas Lelièvre
Création Vidéo: Katell Paugam
Scénographie: Léa Gadbois-Lamer
Accompagnement chorégraphique: Bastien LefèvreDiffusion: Solange Thomas / CPPC
Production: Philippe Sachet / Compagnie Alexandre
Coproduction: La Ville Robert, Théâtre du Champ-au-Roy, Le Quai des Rêves, Le Pont des ArtsCe projet a été initié dans le cadre d’une carte blanche à la Péniche Pop en 2019.
Durée 1h15
du 21 au 25 novembre 2023
Théâtre Dunois – Paris
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