Comment durablement marquer la vie de trente jeunes venus de Berlin, Bourges et Clichy-sous-Bois, qui, au départ, n’ont rien à voir avec le théâtre ? Plutôt que des spectacles au camping et des pass Culture, demandez à Hiam Abbass et Jean-Baptiste Sastre comment faire. Magnifique aventure autour de l’œuvre de Jorge Semprún, L’Écriture ou la vie témoignera également du pouvoir extraordinairement transformateur d’un projet artistique. Reportage au Théâtre du Soleil à quelques heures de la première.
« Quand un pays n’offre pas de projets à sa jeunesse, il se refroidit et meurt ». À l’heure où l’on se penche sur l’état de notre jeunesse à coups de surenchères sécuritaires, Jean-Baptiste Sastre ne vous donne qu’envie de le suivre dans son raisonnement. Comme dans cette littérature dont il croit encore qu’elle peut transformer une génération qu’on dessine volontiers plutôt avalée par les réseaux. Les enfants humiliés de Bernanos, réquisitoire sur une jeunesse sacrifiée – celle de 1940 –, lui sert de référence récurrente. Également, avec Hiam Abbass, sa compagne de théâtre, des textes civilisationnels sur lesquels ils travaillent ensemble depuis longtemps. Weil, Péguy et il y a deux ans déjà, au Festival d’Avignon, Jorge Semprún avec L’Écriture ou la vie. L’auteur d’origine espagnole, résistant déporté à Buchenwald, y raconte cinquante ans après l’expérience sur laquelle il n’avait jamais réussi jusqu’alors à poser de mots. Une transmission de la mémoire qu’Abbass et Sastre relaient maintenant vers de plus jeunes encore. Une trentaine de Français et d’Allemands, de Bourges, de Clichy-sous-Bois et des alentours de Berlin, qui ont une vingtaine d’années. Ils et elles se produiront à partir de ce soir au Théâtre du Soleil. Et à les rencontrer tout un après-midi, la beauté de leur aventure saute aux yeux. La beauté d’une jeunesse réunie autour d’un même projet.
On a l’habitude de voir sur les planches des mises en scène impliquant des jeunes gens, déjà plus ou moins engagés dans la vie artistique. Ici, iels ont été recrutés par Gaël Sibi, figure bien connue de la jeunesse des quartiers de Clichy-sous-Bois, référent des animateurs de proximité. Également du côté d’un centre Épide à Bourges, une institution de réinsertion professionnelle aux atours militaires, ou encore à la Mission locale. Parmi eux, Mohamed Hamdaoui a 18 ans. Il a arrêté l’école en seconde. Il a travaillé comme livreur et fait des marchés avec son père et son frère. « C’est le sujet qui m’a accroché. Ça parle de l’histoire et, comme j’ai arrêté tôt l’école, tout ça, je n’en avais pas entendu parler », raconte-t-il, t-shirt de Manchester City sur le dos. On le sent pote avec Logan Harb, 20 ans, de Clichy également, qui surenchérit : « C’est une expérience folle qu’on vit, remplie d’émotions. C’est dur d’y mettre des mots. On fait des choses qu’on n’était pas censé faire de par notre identité sociale, ça nous fait vraiment partir dans des endroits où on ne serait jamais allé ». Même son de cloche du côté des filles de Bourges, « les Berruyères », précise Cynderella Billard. Elle a 20 ans et prépare à l’Epide une formation de massages et soins. Elle souligne aussi son intérêt spontané pour le sujet et puis son « envie de faire quelque chose à [son] échelle ». « Parce que si on continue comme ça, on y reviendra », énonce-t-elle tout simplement, en référence à l’actualité, pour souligner l’importance de transmettre le témoignage de Semprún.
« Le mal est en chacun de nous. Il peut toujours ressortir »
L’idée initiale – rendue possible grâce à l’engagement, dès l’origine, de la Scène nationale de Châteauvallon –, pour le couple d’artistes, Abbass et Sastre, était de contribuer à transmettre charnellement le passé. De ne pas simplement travailler sur le texte de Semprún, mais de se rendre sur les lieux également de son emprisonnement, à Buchenwald. C’est là que les jeunes Français et Allemands se sont rencontrés pour la première fois ; là aussi qu’ils ont joué le spectacle pour la première fois, dans le Mémorial, à l’occasion de la célébration des 80 ans de la libération du camp ; et là surtout qu’ils ont traversé ces lieux évoqués par Semprún : la place d’appel, le crématoire, les dortoirs des SS. Certains se sont écroulés. Beaucoup ont pleuré. Ils ont rencontré Raymond Renaud, ancien résistant, l’un des derniers survivants des rescapés d’Auschwitz. Tous en sont ressortis profondément marqués. Mohamed raconte : « Je me disais que Moralès, un homme dont Semprún parle souvent dans son texte, il avait été là, exactement là où je suis. J’avais du mal à y croire ». Tous sont porteurs maintenant de ces petits bouts d’Histoire qu’ils se donnent pour tâche de transmettre à leur tour. Pour Sindy Faroche, passée par la Mission Locale de Bourges, « Semprún transmet des histoires qui souvent n’ont pas été racontées, pas dites, et pas crues pendant longtemps. Avec lui, on voit quelle a été la réalité de la chose. C’est cru. C’est aussi une manière de se rendre compte que tout ça n’est pas si loin et que le mal est en chacun de nous. Qu’il peut toujours ressortir ».
Pour Mickaëla Lagarde, « ce qui s’est passé, ça aurait pu être n’importe qui et c’est encore présent, encore maintenant. Sauf qu’on ferme un peu plus les yeux ». Tous évoquent donc le risque de résurgence d’un passé brun. L’extrême droite en France. Côté allemand, les jeunes parlent aussi d’un pays coincé entre silence, culpabilité et retour du mal. Pour Marieke Scholles, Vita Mühleisen, Käthe Maj et Rami El Younchi, « en Allemagne, ça fait 80 ans qu’on dit « plus jamais ça », qu’on fait des choses officielles, mais aujourd’hui avec l’AfD, l’Histoire se répète ». La prise en charge nationale d’un devoir de mémoire ne suffit pas à ouvrir les portes du souvenir. « En famille, on ne discute jamais de ça. Je ne sais pas ce qu’ont fait mes arrière-grands-parents pendant la guerre », évoquent-ils souvent. Et puis, des deux côtés de la frontière, la question palestinienne est sous-jacente. « En Allemagne, on ne peut pas dénoncer le fait qu’on vende des armes à Israël », pointe Sabin Saeed Ritter ; « Il y a des populations qui souffrent partout dans le monde », ajoute Rime Rakib.
« Ils sont devenus plus grands »
S’ils en relaient tous la portée politique, l’aventure de ces jeunes reste cependant avant tout humaine. Abbass et Sastre les guident avec bienveillance et fermeté, les obligent à respecter les règles du groupe, mais leur donnent aussi facilement le contrôle. Cindy Gonçalves, qui a fait un burn-out en tant que directrice de crèche avant d’intégrer l’aventure, est passionnée de chant. Elle interprète un fado et mène la chorale autour de Göttingen, la chanson de Barbara. Loïc Mas, lui, a photographié Buchenwald et son travail structurera la scénographie du spectacle, avec les dessins de Djaleel Labady. Volontiers moqueur pendant les répétitions, Jean-Baptiste Sastre responsabilise à tout va. À Logan qui demande s’il a le droit, il répond : « Bien sûr que tu peux faire une pause dans le texte, mais pas pour faire une pause. Parce que tu t’interroges intérieurement sur ce que tu vas dire ». L’interprétation se fonde sur la nature des jeunes gens. « Je vous vois, vous vous vannez tout le temps dans la journée, faites pareil », lance le metteur en scène dans un passage d’affrontement entre Semprún et un soldat allemand. Mais ce que les jeunes retiennent surtout, c’est combien avec ce projet ils ont su ouvrir leur intériorité, comment ils ont appris à laisser parler leurs émotions. « Du milieu d’où je viens, ce n’est pas bien vu de montrer ce qu’on ressent », précise Logan. « Ils nous observent tout le temps, explique Cindy à propos de Sastre et Abbass, ils nous connaissent presque par cœur individuellement, et ils nous guident tout en douceur. Ils ne nous font pas faire les textes de la même façon, mais cherchent là où on va être le plus beau sur scène, pas pour être beau, mais pour transmettre de la meilleure façon possible, qu’on arrive à faire mieux sans nous faire mal ».
Et parallèlement, l’expérience du groupe s’avère aussi inédite que puissante. La rencontre entre Allemands et Français s’est opérée à Buchenwald, tout naturellement. Les apports culturels réciproques ont suivi. Mais au-delà des nationalités – même si Jean-Baptiste Sastre se veut fervent européen « malgré tout ce qu’on peut reprocher à l’Europe par ailleurs » –, c’est la sensation de se mettre au service d’une communauté qui reste la plus marquante pour les jeunes gens. « Ici, on apprend à mettre de côté sa personne, à ce qu’on nous entende, nous voie, tous ensemble, c’est comme cela qu’on peut avoir de l’impact », poursuit Sindy. « Depuis Buchenwald, j’ai appris à relativiser tout ce qui m’arrive, à ne plus me plaindre », évoque par ailleurs Cynderella. Tous tournés vers la représentation d’un spectacle qui articulera le français et l’allemand autour du texte de Semprún, les jeunes ont l’impression de vivre un moment à part. Rime voulait déjà être comédienne. Logan a décidé d’abandonner son école de commerce pour tenter maintenant de faire du théâtre. Sindy, elle, se destine au secrétariat administratif. Mickaëla ose maintenant parler devant les gens. Et tous ont été traversés par la littérature. Mohamed, qui avait donc arrêté l’école en seconde, affirme : « Ça m’a rapproché de la littérature, je commence à lire, à m’ouvrir ». Au total, Gaël, l’éducateur de Clichy, résume très bien les choses. « Depuis des mois, c’est sûr, ils vivent des choses extraordinaires. Et moi, ce que je vois, c’est qu’ils sont tous devenus plus grands ». Une jeunesse heureuse a besoin de projets.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
L’Écriture ou la vie
D’après Jorge Semprún (Éditions Gallimard)
Adaptation et mise en scène Jean-Baptiste Sastre, Hiam Abbass
Traduction Laura Haber
Avec des jeunes de France et d’Allemagne Hanna Becquet-Gormezan, Kilian Betoulle Pigeat, Cynderella Billard, Lukas Blaukovitsch, Jamel Boujamaoui, Rudy Cabrita, Madani Diarra, Rami El Younchi, Jovana Eleni Engel, Sindy Faroche, Amélie Fischer, Cindy Gonçalves, Mohamed Hamdaoui, Logan Harb, Nele Hauser, Chiara Hoffmann, Kevine Kasongo Mangaya, Djaleel Labady, Mickaëla Lagarde, Käthe Maj, Selma Lange, Robin Lange, Paulina Ludwig, Loïc Mas, Vita Mühleisen, Lene Oderich, David Paraschiv, Rime Rakib, Sabin Saeed Ritter, Katharina Rückert, Marieke Scholles, Carla Stein, Maïmouna Tirera
Lumière Dominique Borrini
Dessins Djaleel Labady
Violoniste Bilal Alnemr
Coordination artistique Gaye SibyProduction déléguée Châteauvallon-Liberté, Scène nationale
Coproduction maisondelaculture de Bourges, Scène nationale
Coréalisation Théâtre du Soleil, Théâtre Gorki (Berlin)
Avec le soutien de l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse (OFAJ), Covéa, la Ville de Clichy-sous-Bois, du ministère de la Culture, de la Délégation Interministérielle de la Lutte contre le Racisme, l’Antisémitisme et l’Homophobie (DILCRAH), l’Institut Français, la fondation des Mémoriaux de Buchenwald et de Mittelbau-Dora, du Centre EPIDE de Bourges-Osmoy, de la Mission Locale Bourges, du Centre Français de Berlin, du Collectif solidaire des chênesDurée : 1h20
Théâtre du Soleil, Paris
du 12 au 22 juin 2025
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