Au Vieux-Colombier, les deux co-fondateurs de La Compagnie du Double s’essaient à une réécriture de l’oeuvre de Pasolini, mais ne parviennent pas à en conserver le souffle vénéneux.
Depuis la création de leur compagnie, La Compagnie du Double, en 2012, Amine Adjina et Émilie Prévosteau n’ont eu de cesse de travailler à partir de l’écriture du premier. Parfois inspirée par des figures connues, comme Marilyn Monroe dans Sur-prise, ou mythiques, telle Phèdre dans Dans la chaleur du foyer, sa plume est davantage guidée par des enjeux politiques (Histoire(s) de France), sociaux (Projet Newman) et sociétaux (La diversité́ est-elle une variable d’ajustement pour un nouveau langage théâtral non genré multiple et unitaire ?) que par des oeuvres héritées du passé. Pour leurs premiers pas à la Comédie-Française, sur le plateau du Vieux-Colombier, l’auteur et la metteuse en scène ont décidé de changer – légèrement – de braquet et de grimper sur les épaules de Pasolini pour s’approprier son Théorème. Contrairement à Pierre Maillet, qui avait essayé de s’y attaquer frontalement, ou à Macha Makeïeff, qui avait tenté de l’acoquiner avec Tartuffe, le tandem a utilisé l’oeuvre du touche-à-tout italien comme un canevas, un squelette, prêt à accueillir les mots d’Amine Adjina, et les préoccupations de notre époque.
Alors que des incendies ravagent les forêts alentour, que le thermomètre atteint des valeurs records et que l’extrême droite semble bien partie pour remporter l’élection présidentielle en cours, une famille passe de paisibles vacances dans une villa luxueuse au bord de la Méditerranée. Située à proximité de la plage où se prélassent les estivants, elle jouxte aussi ces flots où de nombreux migrants périssent, à intervalles réguliers, au gré de leurs périlleuses traversées. Propriété d’une Grand-Mère malade, mais qui n’a rien perdu de son autorité, la demeure accueille le quatuor pasolinien – le Père, la Mère, le Fils, la Fille –, accompagné d’une auxiliaire de vie, Nour, qui veille sur l’aïeule en fin de vie – et prend le relais de la servante présente dans l’oeuvre d’origine. À travers ces trois générations, Amine Adjina croque, comme Pasolini avant lui, différentes variations de la petite bourgeoisie : tandis que le fils et la fille tentent d’assouvir leurs passions artistiques, le premier en jouant à l’apprenti cinéaste et la seconde en se frottant au rôle d’Elvire dans le Dom Juan de Molière, la mère végète dans son rôle d’épouse bien sous tous rapports, quand le père, patron d’une usine dont il a hérité, s’impose comme un nostalgique de l’ordre ancien et un partisan (discret) de la candidate populiste aux portes du pouvoir. Chacun à leur manière, ils sont enfermés dans des carcans, collectifs et individuels, que l’arrivée d’un mystérieux « Garçon » va faire exploser. Invité par la Grand-Mère alors qu’il errait sur la plage, le jeune homme, à mi-chemin entre la figure du migrant et celle de Don Juan, a bientôt l’effet d’un détonateur, capable de fasciner l’ensemble des membres de cette famille pour mieux les libérer.
Là où le Théorème pasolinien se faisait vénéneux, sulfureux, voire scandaleux, dans sa critique radicale de la bourgeoisie et dans sa manière, intrinsèquement mystique, de transformer le désir charnel en levier d’accomplissement personnel, l’approche sociale d’Amine Adjina accouche d’une version beaucoup plus sage qui frôle, bien souvent, le politiquement correct. Dramaturgiquement limpide, elle se révèle, à l’épreuve des planches, moins violente, moins tourmentée et, ce faisant, moins intense que son aînée. Naturel chez Pasolini, l’enchevêtrement des corps apparaît ici plus artificiel, et gentillet, dans sa façon, non pas de faire advenir les mois profonds, mais de simplement permettre une prise de conscience politique et/ou individuelle. Logiquement, la direction d’acteurs est à l’avenant et, si les comédiens-français, à commencer par Coraly Zahonero, ne déméritent pas, ils peinent malgré tout à s’engager pleinement pour donner du relief à des personnages dont aucun, exception faite de la Mère, ne réalise un cheminement intérieur suffisamment dense et crédible pour convaincre. Face à eux, le Garçon, incarné par Birane Ba, se montre, lui aussi, incapable de mêler l’angélisme de façade et le feu intérieur, mystérieux et ardent, qui lui permet de conquérir les êtres qu’il côtoie.
Aggravé par une surcharge scénographique inutile qui empêche le plateau de respirer et les acteurs de pleinement s’exprimer, ce manque de souffle est aussi lié à la langue d’Amine Adjina, qui, par ses effets démonstratifs, leste l’avancée de la pièce. Mélange de vers libres, souvent monologués, et de dialogues écrits dans un langage courant, elle est aussi belle qu’ampoulée dans son désir constant de combiner poésie et trivialité. Plutôt que de chercher à aller directement à l’os comme Pier Paolo Pasolini avait brillamment su le faire, elle s’égare régulièrement en circonvolutions et en bavardages qui, accumulés, font écran et masquent l’humour grinçant qui pointe çà et là, notamment quand les deux co-metteurs en scène osent instaurer un rapport direct entre le texte et les spectateurs. Au sortir, ce Théorème saupoudré de références don-juanesques – comme le souligne la seconde partie du titre Je me sens un cœur à aimer toute la terre – a alors l’effet de l’eau tiède, douce, mais insuffisamment puissante pour transformer l’espace théâtral en chaudron où les êtres, tout à la fois, se consument et renaissent de leurs cendres.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Théorème / Je me sens un coeur à aimer toute la terre
d’Amine Adjina, d’après Pier Paolo Pasolini
Mise en scène Amine Adjina et Émilie Prévosteau
Avec Coraly Zahonero, Alexandre Pavloff, Danièle Lebrun, Birane Ba, Claïna Clavaron, Marie Oppert, Adrien Simion
Scénographie Cécile Trémolières
Costumes Majan Pochard
Lumière Bruno Brinas
Vidéo Jonathan Michel
Musique originale et son Fabien Aléa Nicol
Assistanat aux costumes Cécile BoxLe texte de la pièce est paru aux éditions Actes Sud-Papiers.
Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet, grande ambassadrice de la création artistique.Durée : 2h15
Comédie-Française, Théâtre du Vieux-Colombier, Paris
du 5 avril au 11 mai 2023
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