Bertrand de Roffignac fait jouer son imagination dense, noire et délirante dans un spectacle dont il est tout à la fois l’auteur, le metteur en scène et l’un des interprètes. Une dystopie sombre et amorale qui pèche par saturation et excès mais déploie des images pénétrantes que l’on n’est pas près d’oublier.
C’est sous chapiteau que se joue cette épopée cinématographique, cauchemardesque et mégalo, sortie de l’imagination éruptive et transgressive de Bertrand de Roffignac, comédien remarquable et remarqué, dont le rôle d’Arlequin – personnage principal de Ma Jeunesse Exaltée d’Olivier Py, lui a valu le Prix de la Révélation Théâtrale du Syndicat de la Critique cette année. Avec le Théâtre de la Suspension, la compagnie qu’il a créée il y a quelques années, le jeune homme n’en est pas à son coup d’essai et cette dernière création est en réalité le deuxième volet (qui fonctionne en autonomie et peut tout à fait se voir séparément) d’une trilogie plus vaste amorcée avec Les Sept Colis sans Destination de Nestor Crévelong, repris en décembre au Cent-Quatre dans le cadre du Festival Impatience.
Le Grand Œuvre de René Obscur, dans la lignée des précédents, arbore un titre à rallonge, énigmatique, annonciateur de fiction pure et partant, attirant. La distribution est jeune, nombreuse, éclectique, elle varie les plaisirs des disciplines réunies, théâtre, danse et cirque, et ancre le spectacle dans un foisonnement de rôles et de scènes portés par une énergie sans faille. Mais si le spectacle, dont l’esthétique est le point fort, en met plein la vue et les oreilles, il peine malheureusement à faire sens et nous rallier à sa cause. Certes, l’intrigue cultive le mystère, les zones d’ombre et les flous éthiques à propos de son (anti) héros ambigu, artiste visionnaire ou mythomane invétéré, véritable révolutionnaire ou opportuniste corrompu, et cela crée d’emblée un appel fictionnel, l’envie d’en savoir plus et de lever le voile sur la vie de cet homme trouble et troublant, ce démiurge transgressif et tyrannique au cœur brisé. Mais la langue mise en jeu, si elle a ses qualités, ses fulgurances même, un élan qui entraîne, des formulations qui font mouche, nourrie, on le sent, d’une envie d’en découdre avec la loi, la morale, la bien-pensance, nous perd à force de tirades boursouflées. A vouloir trop en dire, le sujet est noyé dans une complexité qui sonne faux. Le niveau sonore n’y est pas pour rien. Musique live électrique en surdose, jeu outrancier et criard, dur de tenir le rythme de cette proposition qui a pourtant le mérite immense de l’originalité et de l’ambition forcenée. Car les images offertes sont renversantes, l’univers déployé puise dans le cinéma fantastique son esthétique dystopique (on pense au Caro et Jeunet de La Cité des enfants perdus), l’histoire semble sortie de nulle part ou d’un cerveau en surchauffe de créativité. Il y a quelque chose de profondément déroutant dans cette représentation sous chapiteau qui ose inventer une forme de science-fiction spectaculaire, un bain névrotique et atmosphérique orchestré par un fou sans foi ni peur, ogre s’abreuvant à la chair fraîche de la jeunesse pour peupler ses films érotico-futuristes d’une faune à sa merci qui y laisse sa vie.
Les métaphores sont nombreuses et renvoient à notre société malade aussi, les passerelles entre pornographie et politique se traversent allégrement, la pièce s’engouffre dans des élucubrations sur l’art, le désir, l’argent, qui nous interpellent ou nous laissent froids, certaines scènes comiques sortent du lot, le glissement qui s’opère du cinéma contestataire au produit de propagande est intéressant. Beaucoup de pistes sont lancées, beaucoup d’idées, il y a là une tentative très ambitieuse qui mérite d’être saluée mais le jeu, aussi extrême soit-il, gagnerait à être nuancé, et les chorégraphies, au demeurant très bien exécutées, manquent d’incarnation paradoxalement. Quelques moments suspendus, où le cirque s’invite dans le décor notamment, viennent à point nommé exercer leur pouvoir de fascination. Fascination que l’on aurait aimé garder tout du long du spectacle dont le début mystérieux happe et électrise mais qui s’étiole sur la longueur pour se muer en malaise. On retiendra néanmoins, outre quelques tableaux scéniques organiques et enfumés de toute beauté, l’image hallucinante du réalisateur dans les airs, caméra en main, filmant frénétiquement sa projection fantasmatique.
Marie Plantin – Sceneweb.fr
Le Grand Œuvre de René Obscur
Conception, texte et mise en scène : Bertrand de Roffignac
Scénographie : Henri-Maria Leutner – Assistanat scénographie : Benjamin Marre
Création et Régie Lumière : Grégoire de Lafond / Thomas Cany
Création Sonore : Axel Chemla
Création masques et accessoires : David Ferré
Régie Générale : Charlotte Moussié / Clément Balcon – Régie Son : Martial de Roffignac
/ Antoine Blanc – Administration : Dany Krivokuca
Interprètes : Adriana Breviglieri, Axel Chemla, Bertrand de Roffignac, Gall Gaspard, Marion Gautier, Xavier Guelfi, Loup Marcault-Derouard, François Michonneau, Pierre Pleven, Erwan Tarlet, Baptiste Thiébault
Le Grand Œuvre de René Obscur est la deuxième pièce d’une trilogie initiée avec Les Sept Colis sans
Destination de Nestor Crévelong (créé au Théâtre de Vanves en janvier 2023 et repris au CentquatreParis, dans le cadre du Festival Impatience en décembre 2023)
Soutiens : Cirque Électrique, Théâtre du Châtelet, Jeune Théâtre National.
Coproduction du théâtre de l’Arsenal scène conventionnée d’intérêt national « art et création pour la danse » de
Le Grand Œuvre de René ObscurNouvelle création du Théâtre de la Suspension
Cirque électrique
du 12 au 24 septembre 2023
Place du Maquis de Vercors, 75020 Paris, métro Porte des Lilas
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !