Créé en novembre 2021 au Au Théâtre des Célestins, le metteur en scène et réalisateur offre une émouvante plongée dans sa tumultueuse histoire familiale, avec, toujours, cette grâce scénique qui fait sa marque de fabrique. Une production du Vidy Théâtre.
Ce cinéma-là, les moins de 20 ans, et sans doute de 30 ans, ne peuvent pas le connaître. Confortablement assis dans des sièges d’un rouge délavé par le temps, les spectateurs pouvaient encore y griller une, ou deux, ou trois cigarettes, tandis que le projectionniste, depuis sa cabine, veillait à ce qu’aucun grain de sable ne vienne enrayer la bobine et perturber le bon déroulement de la séance. Ce cinéma-là, Christophe Honoré a choisi de le ressusciter – avec l’aide des toujours talentueux Mathieu Lorry-Dupuy, à la scénographie, et Dominique Bruguière, aux lumières –, comme on exhumerait la tranche d’un passé révolu, pour y dévoiler un film, Le Ciel de Nantes, devant un public un peu particulier. Dans les travées, sont installés plusieurs membres de sa famille maternelle, impatients de découvrir à quelle sauce « le petit Christophe » les a mangés. Car cette toile les prend directement pour objet, ces femmes et ces hommes qui, à une exception près, sont déjà tous décédés. Film intime, Le Ciel de Nantes est aussi, on le comprendra bien vite, un film imaginaire que le réalisateur ne s’est jamais décidé à tourner, comme si ce projet se dérobait à mesure qu’il souhaitait le construire, comme si à trop vouloir capturer son récit familial celui-ci ne pouvait, en définitive, que lui échapper.
Un récit qui, au fil des confessions-interventions-contestations des uns et des autres, s’avère, à l’image de beaucoup, particulièrement substantiel et lourd. Matriarche tutélaire, surnommée Mémé Kiki, Odette lance les hostilités. Elle tient à préciser les modalités de sa rencontre avec Puig, ce beau policier d’origine catalane, qui en sept ans, lui aura fait huit enfants, en plus des deux nés de son premier mariage, et transformé sa vie en sacerdoce, et en cauchemar au gré des coups qu’il lui infligeait. A ses côtés, Claudie, Roger et Jacques ont aussi leur mot à dire. La première sur les causes de son suicide, essentiellement lié aux errements de son mari, Pierre-François, coureur de jupons invétéré qui l’aura détruite à petit feu ; le second, traumatisé par la guerre d’Algérie, ruiné par ses dettes de jeu, meurtri par la relation tumultueuse avec son fils junkie, sur les raisons qui l’ont poussé, un jour, à se loger une balle dans la tête ; et le dernier sur cette vie à encaisser les morts, et à protéger sa mère, y compris en lui cachant, jusqu’au tout dernier moment, qu’il avait un cancer. Ne reste alors plus que la discrète survivante, et mère de Christophe Honoré, Marie-Do, devenue veuve, à moins de 40 ans, avec trois enfants sur les bras, après le tragique accident de voiture qui a emporté, voilà de nombreuses années, son mari.
Ce substrat, d’aucuns auraient pu s’en servir, et il y avait de quoi, pour faire pleurer dans les chaumières. Chez Christophe Honoré, il n’en est rien. Comme il avait déjà su le prouver, le metteur en scène n’a pas son pareil pour instaurer une ambiance où la légèreté du geste le dispute à la gravité des mots, où l’élégance visuelle s’entremêle avec la résurgence des fantômes, jusqu’à accéder à une grâce scénique, évanescente à souhait. D’autant que, plutôt que de remuer le couteau dans la plaie, le metteur en scène cherche à unir et réunir cette famille, au lieu de perpétuer, voire d’amplifier, ses divisions. Façon, pour lui, de faire surgir l’amour au-delà des fêlures et des rancœurs. Surtout, en mêlant théâtre et cinéma, en transformant ses proches en personnages, Christophe Honoré opère une certaine mise à distance. Elle lui permet d’échapper à un théâtre purement nombriliste, thérapeutique, ou pire, psychanalytique, et de tirer des fils plus universels, d’ouvrir des questionnements propres à l’héritage, aux transfuges de classe ou à la fabrique des souvenirs qui pourront résonner chez tout un chacun.
A ceci près que, et c’est là le seul bémol, à trop multiplier les pistes, le metteur en scène prend le risque de ne pas les voir aboutir, et de se contenter d’une écriture de plateau qui, si elle n’est pas dénuée d’humour, n’a pas toujours la profondeur de celle, notamment, des Idoles. Par bonheur, ses fidèles comédiens se montrent, à la force de leur jeu, capables de gommer ces quelques faiblesses – y compris dans les moments de pure mise en scène qui peuvent, de temps à autre, donner une légère sensation de déjà-vu. En impeccable cheffe de file, Marlène Saldana se révèle extraordinaire dans le rôle d’Odette, femme forte et blessée, protectrice et sarcastique en diable ; quand Julien Honoré, qui incarne sa propre mère, Jean-Charles Clichet et Stéphane Roger, tous deux impeccables en oncles aux antipodes, ne cessent d’être à la relance, profitant du moindre interstice pour glisser un mot d’esprit, une blague vaseuse ou un coup de gueule souvent déchirant, parfois lourd de conséquences. Ensemble, et accompagnés par écran et caméra interposés, par Marina Foïs, Pierre Deladonchamps, Vincent Lacoste ou encore Ludivine Sagnier, ils forment cette famille de cœur, à la complicité non feinte et motrice, que Christophe Honoré s’est peu à peu construite, tel un essentiel appendice à sa famille de sang.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Ciel de Nantes
Texte et mise en scène Christophe Honoré
Avec Youssouf Abi-Ayad, Harrison Arévalo, Jean-Charles Clichet, Julien Honoré, Chiara Mastroianni, Stéphane Roger, Marlène Saldana
Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy
Lumière Dominique Bruguière assistée de Pierre Gaillardot
Vidéo Baptiste Klein
Son Janyves Coïc
Costumes Pascaline Chavanne assistée de Oriol Nogues
Assistanat à la mise en scène Christèle Ortu
Stagiaire assistanat à la mise en scène Victor LalmanachProduction Théâtre Vidy-Lausanne, Comité dans Paris
Coproduction Odéon – Théâtre de l’Europe, Célestins – Théâtre de Lyon, Comédie – Centre dramatique national de Reims, TANDEM – Scène nationale Arras-Douai, Le Grand T – Théâtre de Loire-Atlantique, La Filature – Scène nationale de Mulhouse, Bonlieu – Scène nationale Annecy, TAP – Théâtre et Auditorium de Poitiers, La Coursive – Scène nationale de La Rochelle, Scène nationale d’Albi, Théâtre National de BretagneCe spectacle est soutenu par le projet PEPS dans le cadre du programme européen de coopération territoriale Interreg V France-Suisse.
La compagnie Comité dans Paris est conventionnée par la DRAC Île-de-France – Ministère de la Culture (2020-22).
Remerciements Famille Puig, Alex Beaupain, Benjamin Biolay, Marina Foïs, Pierre Deladonchamps, Anaïs Demoustier, Aurélien Deniel, Vincent Lacoste, Ludivine SagnierDurée : 2h15
La Villette
du 5 au 7 avril 2024
Grande Halle
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