Prix du jury du Festival Impatience 2022, la création collective d’Arthur Amard, Rémi Fortin, Simon Gauchet et Blanche Ripoche observe nos mythologies contemporaines. Une démarche singulière et passionnante, mais qui demeure progressivement trop sage.
Avant même que Le Beau Monde ne débute, deux ou trois éléments signalent au public que c’est dans un univers éloigné que les personnages évoluent. Oh, ce ne sont là que de menues choses, mais, des vêtements portés à l’envers par les trois personnages – interprétés par Arthur Amard, Rémi Fortin et Blanche Ripoche, tous trois concepteurs du spectacle avec Simon Gauchet – aux deux enceintes situées sur la scène et positionnées également à l’envers, l’on saisit que, au-delà du caractère comique, quelque chose n’est plus à sa place. Une ou des choses se sont perdues, altérées, déplacées.
Comme le trio nous l’explique succinctement en guise d’introduction, nous sommes dans le futur. Pas précisément daté, ce temps a perdu l’usage et le sens de nombre de pratiques, conventions, émotions constituant la vie quotidienne contemporaine et structurant notre société : les élections, les larmes, la danse de couple ou la danse tout court, la neige, le théâtre, le football, les urgences, etc. Consignées en 427 fragments, ces pratiques disparues sont réactivées pour seulement 46 d’entre elles – la mémoire du reste ayant été perdue, là encore – lors d’un rituel perpétué tous les soixante ans. Ce rituel se tient dans un théâtre – lieu important jusqu’au XXIe siècle, nous est-il précisé – et vise à transmettre oralement la mémoire des fragments aux personnes présentes. Et les deux définitions possibles que l’équipe donne du théâtre, ce lieu où l’on « s’assemblait pour s’endormir ensemble en écoutant des histoires » ou celui où était reconvoqué « la mémoire de l’humanité » condensent ce qui fonde la suite du spectacle : tous les fragments entendent porter plusieurs sens.
L’équipe va donc creuser les écarts d’interprétations entre celles que eux supposent, celles que nous entendons au premier degré et celles qui nous sont révélées par la mise à distance. Cette succession de fragments, le trio la déplie en alternance avec des paroles plus personnelles, évoquant leurs interrogations et celles de leurs proches sur le futur. Ils s’acquittent de leur tâche consciencieusement, la minutie et la précaution renvoyant à la responsabilité de la réactivation comme à la fragilité de leur démarche. Fragilité, oui, car la connaissance de chaque rituel étant fragmentaire, le sens, l’efficience, la portée de chaque geste sont méconnus, espérés, parfois déviés. La prudence et l’ambiguïté quant aux sens des actions se révèlent dans un premier temps aussi belles – par leur simplicité, leur justesse et le trouble qu’elles suscitent – que fertiles. Comment ne pas voir là une métaphore du théâtre – « Le théâtre n’a pas de mémoire », a écrit la dramaturge britannique Sarah Kane –, art de l’éphémère voué à la disparition dont la mémoire se transmet aussi par la parole de celles et ceux qui y ont assisté ou participé.
Et puis, il y a un levier comique certain, les fragments invitant par la mise à distance à reconsidérer ce qui fonde notre quotidien. Citons, par exemple, « le vote à bulletin secret » qui tacle l’illusion de certains procédés démocratiques ; les « premiers émois » où se dit d’une autre manière dans la gaucherie des gestes non compris le trouble de ces instants ; « le cortège » qui désigne les conventions animant les manifestations ; ou encore « l’acte de propriété » qui, par son absurdité, renvoie à celle des échanges monétaires. Mais tout en séduisant par la modestie et par l’économie poétique de sa forme, Le Beau Monde s’étiole au fil de sa pérégrination dans cette collection de souvenirs.
Certes, la joliesse esthétique, combinée à la simplicité formelle, font d’abord mouche, les comédiens utilisant seulement un clavier, un micro, quelques pierres. Les références également, telles le recours à une foule de pierres de diverses tailles, qui évoquent autant les cailloux du Petit Poucet que Roger Caillois – un homme de lettres pour qui les pierres étaient les réceptacles de secrets et d’énigmes autant que les témoins silencieux du temps qui passe. Citons, également, les évocations diverses du rapport qu’entretient le théâtre à la disparition et aux spectres – le spectacle se clôturant sur le parallèle entre le rituel et la convocation des fantômes, cette idée chère à des figures comme Heiner Müller, qui signale la réflexion de l’équipe.
Pour autant, l’écriture très sage dans les propositions de rituels comme dans sa façon de les appréhender atténue la force du propos. Le jeu travaillant une distance, le goût pour les détails et le dérisoire ne suffisent pas à prolonger la puissance initiale. N’évoluant pas vers une radicalité dans sa pensée et préférant se maintenir dans une énumération très aimable par le choix des sujets comme par leur traitement lisse, Le Beau Monde en vient à neutraliser le potentiel politique et critique de sa démarche. Et, quoique portée avec sincérité et justesse par le trio, cette création, au-delà de son désir d’observer nos mythologies contemporaines, achoppe sur une incapacité à les affronter sans les pasteuriser.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Le Beau Monde
Conception Arthur Amard, Rémi Fortin, Simon Gauchet et Blanche Ripoche
Idée originale Rémi Fortin
Avec Arthur Amard, Rémi Fortin, Blanche Ripoche
Musique Arthur Amard
Regard extérieur et scénographie Simon Gauchet
Assistanat à la mise en scène Thaïs Salmon
Conception du gradin Guénolé Jézéquel
Céramiste Elize Ducange
Costumes Léa Gadbois-Lamer
Accompagnement technique et régie générale Michel BertrandProduction L’École parallèle imaginaire
Coproduction Théâtre Public de Montreuil Centre dramatique national, Théâtre de Lorient Centre dramatique national, Tag Grigny
Avec le soutien de la ville de Rennes, Rennes Métropole, Région Bretagne, Département d’Ille-et-Vilaine, L’entre deux Scène de Lésigny, ministère de la Culture - Drac Bretagne, Théâtre La Paillette MJC (Rennes), Théâtre Paysage de Bécherel
Résidences Théâtre La Paillette Maison des jeunes et de la culture (Rennes), Théâtre-Paysage de Bécherel
L’École Parallèle Imaginaire est conventionnée par le ministère de la Culture Drac Bretagne et soutenue par la Région Bretagne et la ville de Rennes.Durée : 1h15
Festival d’Avignon 2023
Collection Lambert
du 19 au 21 juillet, à 21h et 23h59Théâtre du Fort Saint-Antoine, Monaco
le 1er aoûtCentquatre-Paris
du 12 au 23 septembreMAIF Social Club, Paris
du 2 au 6 novembreLe Trident, Scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin
du 13 au 18 févrierThéâtre-Sénart, Scène nationale, Lieusaint
du 28 février au 2 marsThéâtre Châtillon Clamart
le 5 marsThéâtre Jean Vilar, Montpellier
les 26 et 27 marsThéâtre Louis Aragon, Tremblay-en-France
le 5 avrilThéâtre-Sénart, Scène nationale, Lieusaint
du 3 au 5 mai
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