Le metteur en scène s’empare de cette pièce méconnue de Mary Chase. Avec Jacques Gamblin en impeccable chef de file, il donne à ce doux délire boulevardier rondement cadencé une tonalité à la fois poétique et touchante.
Avoir un ami imaginaire lorsqu’on est enfant peut paraître normal, voire attachant ; à l’âge adulte, le phénomène semble, d’emblée, beaucoup plus inquiétant. A 40 ans révolus, Elwood passe le plus clair de son temps avec Harvey, un lapin blanc invisible aux yeux de tous, mais qu’il tient à présenter à quiconque croise sa route. Du haut de ses deux mètres, le léporidé géant a son imper et son chapeau – troué pour laisser passer ses oreilles –, est capable de tenir une conversation et même, dit-on, d’entrevoir l’avenir. Si Elwood a accueilli ce nouveau partenaire à bras ouverts, il n’en va pas de même pour sa soeur, Veta, et pour sa nièce, Myrtle, chez qui il vit. Les deux femmes ne supportent plus d’entendre parler de ce lapin qui fait fuir le beau monde qu’elles se plaisent à inviter, ruine leur vie sociale et réduit à néant les prétentions maritales de la plus jeune. Aux grands maux, les grands remèdes, Veta décide alors de se rendre à l’hôpital psychiatrique pour y faire interner son frère ; mais, les choses ne se passant jamais comme prévu, c’est elle qui va s’y retrouver enfermée par le bande de pieds nickelés du Docteur Chumley.
Largement méconnue en France, malgré ses multiples adaptations télévisées et le film d’Henry Koster, avec James Stewart dans le rôle principal, cette pièce de Mary Chase a fait les beaux jours de Broadway – où elle fut représentée sans discontinuer de 1944 à 1949 – et a même valu le prestigieux prix Pulitzer à son autrice, une journaliste-dramaturge dont l’oeuvre était, jusque là, restée dans l’ombre. C’est que, sous ses dehors loufoques et sa mécanique boulevardière, ce texte est plus profond qu’il n’y paraît. Derrière ses grandes oreilles, Harvey est plus qu’un simple animal fictif et symbolise sans doute, à bien y réfléchir, l’influence, et le pouvoir, de l’imaginaire et de la poétique sur le cours du réel. Car celui qu’on désigne comme fou, Elwood, est seulement, en définitive, un homme différent des autres. Pilier de bar, certes, il reste un être charmeur, affable, plein d’esprit et d’une gentillesse extrême – jusqu’à éveiller le soupçon –, beaucoup plus que ses semblables qui soit roulent pour eux-mêmes, avec leur arrivisme pour moteur, soit passent pour des automates grognons et sans coeur, presque lobotomisés par la société.
Cette dimension, Laurent Pelly, qui s’empare de la pièce au Théâtre National Populaire de Villeurbanne avant une longue tournée, l’a parfaitement saisie. D’entrée de jeu, le metteur en scène place le coeur de l’action à l’intérieur de la boîte crânienne d’Elwood, à l’aide de deux immenses fresques recouvertes d’un squiggle winnicottien. Plutôt que de chercher à démêler le vrai du faux – sorte de mission impossible –, il embrasse toute entière la vision du monde de ce personnage hors du commun, à la naïveté quasi enfantine, et cherche à percevoir le réel à travers son regard. Aussi précis qu’amovibles, les éléments de décor tombent alors du plafond ou surgissent des quatre coins de la scène avec une fluidité onirique. Pris dans une dynamique à la limite du cartoon, le plateau plonge dans un gentil et joyeux délire qui fait d’Elwood le personnage le plus normal de la bande. Aux autres, Laurent Pelly impose une cadence quasi robotique, une chorégraphie aux mouvements saccadés et un jeu volontairement expressionniste, comme pour dire que ce sont eux, et bien eux, qui sonnent faux. Reste alors les moments où, les uns après les autres, ils se laissent contaminer par le sain délire d’Elwood et retrouvent, pour un temps du moins, leur normalité, en même temps que leur humanité.
Surtout, le metteur en scène profite à plein de la machinerie dramaturgique savamment huilée par Mary Chase et de ses traits d’esprit, précieusement conservés par la nouvelle traduction d’Agathe Mélinand. Impeccablement cadencée, la pièce ne se lasse jamais d’enchaîner les quiproquos et de se jouer de ses personnages qu’elle se plait à faire tourner en bourrique, pour ne pas dire en dérision. Avec Jacques Gamblin pour impeccable chef de file, délicieux dans le rôle d’Elwood, dandy charmeur et élégant, qui lui va comme un gant, la troupe de comédiens, pour la plupart fidèles de Laurent Pelly, se révèle excellente. Tous se montrent capables de contribuer à une énergie de troupe sans oublier les singularités individuelles, de jongler entre la folie douce, et drôle, du texte et ses soubassements plus touchants et humanistes, et à faire passer Harvey pour ce petit grain de poésie qui, espérons-le, subsiste en chacun de nous.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Harvey
Texte Mary Chase
Traduction Agathe Mélinand
Mise en scène Laurent Pelly
Avec Jacques Gamblin, Pierre Aussedat, Christine Brücher, Thomas Condemine, Emmanuel Daumas, Grégory Faive, Katell Jan, Agathe L’Huillier, Lydie Pruvot, Kevin Sinesi en alternance avec Sven Narbonne
Scénographie Chantal Thomas
Lumière Joël Adam
Son Aline Loustalot
Costumes Laurent Pelly et Jean-Jacques Delmotte
Assistanat à la mise en scène Grégory FaiveProduction Pel-Mel Groupe
Coproduction MC2: Grenoble, Théâtre Montansier – Versailles, Théâtre National Populaire
Avec la participation artistique de l’ENSATT
Avec le soutien du Carreau du Temple – Accueil Studio et de la Maison Forte à Vitry-les-ClunyLe Pel-Mel Groupe est conventionnée par le ministère de la Culture.
Harvey est publiée par L’avant-scène théâtre et est représentée dans les pays de langue française par Dominique Christophe/L’Agence, Paris en accord avec Robert A. Freedman Dramatic Agency, NY.
Durée : 1h50
Théâtre du Rond-Point
du 21 septembre au 8 octobre 2022 à 20h30
Samedi 8 et les dimanches à 15h11 OCTOBRE 2022 THÉÂTRE DES CORDELIERS / ANNONAY (07)
14 OCTOBRE 2022 THÉÂTRE DE CACHAN — JACQUES CARAT / CACHAN (94)
18 OCTOBRE 2022 THÉÂTRE DES SABLONS / NEUILLY (92)
21 OCTOBRE 2022 THÉÂTRE EN DRACÉNIE / DRAGUIGNAN (83)
24 ET 25 NOVEMBRE 2022 LE THÉÂTRE, SCÈNE NATIONALE DE MÂCON / MÂCON (71)
13 ET 14 DÉCEMBRE 2022 LE BATEAU FEU, SCÈNE NATIONALE DE DUNKERQUE / DUNKERQUE (59)
4 — 6 JANVIER 2023 MC2 : GRENOBLE / GRENOBLE (38)
10 ET 11 JANVIER 2023 ANTIPOLIS THÉÂTRE D’ANTIBES / ANTIBES (06)
18 JANVIER 2023 ESPACE JEAN LEGENDRE / COMPIÈGNE (60)
21 JANVIER 2023 ESPACE MARCEL CARNÉ / SAINT-MICHEL-SUR-ORGE (91)
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !