Forme à la belle liberté, la nouvelle création de Johanny Bert offre une pertinente réflexion sur l’acte de création et sur la manière dont les œuvres hantent les lieux.
Dans le tumulte avignonnais, le programme Vive le sujet ! (plusieurs fois ré-intitulé), organisé conjointement par la Société des auteurs compositeurs dramatiques (SACD) et le Festival d’Avignon, constitue toujours une jolie parenthèse. Cela est lié à son principe même : en accord avec le Festival, la SACD invite des artistes, chacun sollicitant à son tour un ou deux autres artistes pour la création d’une forme courte. Reposant sur un cahier des charges précis – imaginer un objet n’excédant pas quarante minutes, se jouant en plein jour, dans le Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph –, ce dispositif inverse le système de création majoritaire, en ce qu’il permet à des interprètes d’en solliciter d’autres – sans la présence d’un metteur en scène. Dans ce programme, le lieu même du Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph est devenu un symbole en soi, avec sa scène épousant les contours du bâtiment, la vigne-vierge grimpant aux murs, les quelques arbres et la statue de la Vierge à l’enfant. C’est avec cet espace que travaille Làoùtesyeuxseposent.
Imaginé par le marionnettiste et metteur en scène Johanny Bert, la comédienne et marionnettiste Faustine Lancel et le musicien et compositeur Thomas Quinart, la proposition de la deuxième série de Vive le sujet ! (suivie de Petit trafic de Davis Marques et Loïc Touzé) fait de ce lieu le socle d’où se déplie son propos. Sur la scène se trouve une reproduction miniature de ladite scène : plateau surélevé (ici incliné), arbre au fond côté jardin et statue de la Vierge à l’enfant côté cour. Plutôt qu’une reproduction à l’exacte identique, ce geste ludique propose une représentation de cet espace, en en reprenant les motifs essentiels. Tandis que le saxophoniste Thomas Quinart entre en scène et commence à jouer, le plateau s’anime. L’arbre commence à pousser, ses racines s’arrachent au sol, tandis que d’autres surgissent, envahissantes, intempestives. D’autres objets divers vont suivre : oiseaux empaillés ou animés, étranges et inquiétantes « flaques » de tissu noir, pistolet – tirant sur les volatiles –, drapeau de F1, crânes humains d’abord isolés avant de révéler leur corps (un homme et une femme en poupée gonflable), pot de fleurs, tuyaux d’aération dansant en cadence aux sons de Thomas Quinart, colis Amazon d’où surgiront des marionnettes à gaine, inquiétantes souris mécaniques, etc.
Cette drôle de sarabande suscite dans sa succession une multiplicité d’émotions, convoque chez chacun des récits, des images. Tantôt cocasse – telle l’implosion de la statue de la Vierge à l’enfant –, tantôt sombre, l’ensemble parvient magnifiquement, car avec seulement quelques objets, à dessiner des atmosphères, à raconter des histoires d’amour ou de mort, de jeux et de disparitions. Accompagné par les mélodies et les chants de Quinart – qui utilise intégralement son saxophone baryton, produisant rythmes et claquements avec les touches – cette forme joyeuse par sa liberté assumée se déroule sans que jamais l’on ne voit forme humaine (ou alors très brièvement une main). Il se déplie au fil de cet étrange bestiaire un discours subtil et profondément émouvant sur le théâtre. Sur le fait que les lieux portent la trace, la mémoire de ce qui s’y est joué, des personnes qui les ont investis, des œuvres qui y ont été interprétées. Comme le disait Xavier Douroux (fondateur et directeur jusqu’à sa mort en 2017 du centre d’art contemporain le Consortium à Dijon) dans une interview en 2011 : « Je crois beaucoup aux spectres des œuvres dans les expositions. Au fait qu’une œuvre, pour peu qu’elle ait eu un vrai rapport avec une salle, continue à la hanter. » Ici, sans spectaculaire, mais avec beaucoup d’humour et de finesse, le retour de ces objets nous renvoie aux spectacles auxquels, potentiellement, ils ont participé ; aux artistes dont ils ont, qui sait, nourri le travail. D’ailleurs, qui aura vu le Peer Gynt d’Ibsen monté par Johanny Bert reconnaîtra les fameuses souris mécaniques.
Ce qui séduit notamment dans ce spectacle est son intelligence, sa finesse dans sa manière de ne pas nous asséner de discours. Celui-ci s’énonce en creux – ce qui prime à la découverte étant un pur plaisir, vif et direct, face à ces diverses saynètes de manipulation d’objets. Pour autant, quelque chose se joue bien, de manière souterraine, une chose qui anime cet ensemble et va finir par elle aussi surgir du plateau. Soit un corps de jeune femme nue, s’arrachant aux limbes de la scène et dont le sang prélevé par transfusion alimentera un tourne-disque. Manière de rappeler ici que toutes les œuvres jouées, tous les objets animés sur des scènes de théâtre le sont par la présence des équipes qui les conçoivent. Et que, peut-être, l’ensemble de ces objets sont-ils constitutifs du corps de l’artiste. C’est en tout cas ainsi que l’on peut entendre l’unique phrase du spectacle dite par le tourne-disque : « Pourquoi nos corps devraient-ils s’arrêter à la frontière de la peau ? ».
La frontière du spectacle étant elle-même mouvante – et après tout, pourquoi le spectacle devrait-il s’arrêter à la fin de la représentation ? –, Làoùtesyeuxseposent trouve un prolongement au-delà des applaudissements finaux. Au sortir du spectacle, chaque spectateur se voit remettre un petit carton avec un mot de passe lui permettant d’accéder à une vidéo. Là encore, c’est ce qui se joue loin de nos regards qui nous est offert : soit la partition précise et sacrément bien réglée de Johanny Bert et Faustine Lancel. Chacun avec une caméra go-pro fixée à eux, les deux marionnettistes situés sous la maquette de la scène animent tout le petit monde du dehors. Si ce geste de partage d’images, teinté d’humilité par son entreprise de démystification, est émouvant par sa façon de donner à voir le travail souterrain des artistes, il nous invite aussi à (re)considérer ce que nous regardons. En nous rappelant que nous ne voyons jamais forcément l’entièreté de ce qui se joue, là où nos yeux se posent…
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Làoùtesyeuxseposent
Conception et mise en scène Johanny Bert
Interprètes Faustine Lancel, Thomas Quinart, Johanny Bert
Scénographie Amandine Livet
Dramaturgie Olivia Burton
Equipe de construction en complément des interprètes Guenièvre Lafarge, Pétronille Salomé, Gilles Richard, Christophe Kiss, Anthony Diaz, Fabrice Coudert, Baptiste Klein.
Voix Off Juliette AlainProduction Théâtre de Romette
Coproduction SACD, Festival d’Avignon, Le Bateau Feu Scène nationale de DunkerqueDurée : 30 minutes
Festival d’Avignon 2021
Vive le sujet ! Série 2 – Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph
du 7 au 13 juilletFRAC Hauts-de-France, avec le Bateau Feu, Scène nationale Dunkerque
les 30 et 31 octobre
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