Marion Carriau dévoile sa dernière création à l’occasion de la 29e édition du festival de la Maison danse d’Uzès, dans le Gard. Une fresque extravagante et touchante qui tourne en dérision le mythe et son héritage, accompagnée dans la programmation par une multitude de petites formes qui prennent possession de la ville.
La cité médiévale d’Uzès est animée du 5 au 9 juin par la 29e édition du festival organisé par la Maison danse, centre de développement chorégraphique national. La deuxième programmation signée de la main de sa directrice, Émilie Peluchon, propose une multitude de petites formes qui s’emparent des rues et des placettes de la ville : ici un solo fantasque dans un boulodrome, là une conférence poétique dans une librairie, des promenades chorégraphiques qui arpentent les ruelles, ou encore des performances qui prennent possession des commerces… comme ce solo de Léa Leclerc, recréé pour l’occasion dans la vitrine d’une boutique. Un espace qui donne de la puissance au travail de la jeune chorégraphe, où son corps, offert aux yeux des passants curieux, devient tantôt mannequin au sourire exubérant, tantôt marionnette désarticulée. Reins cambrés, les poses se succèdent, grimaçantes et langoureuses, dans une nudité jamais divulguée, enfermée dans une cage de verre où la cabine d’essayage devient cabinet de curiosité.
C’est dans ce contexte que Marion Carriau, artiste associée à la Maison danse, présente L’Amiral Sénès, du nom de cet officier de marine qui s’est illustré dans l’arbre généalogique de l’artiste par des victoires militaires, visiblement suffisantes pour se voir ériger un buste à son effigie dans les rues de Toulon. Pour sa troisième création comme chorégraphe, Marion Carriau se lance donc à la rencontre de cette légende familiale, cet aïeul glorifié. Quels fantasmes subsistent encore de ces conquérants du passé ? Quelle influence peuvent-ils encore transpirer sur les corps contemporains ?
La chorégraphe tirera de son cheminement autobiographique une fresque sarcastique et hautement plastique. Dans un aquarium scellé d’un carré blanc, un diorama vivant nous donne à voir trois protagonistes qui vont traverser différents âges construits autour d’un triptyque, avant de s’abîmer dans le néant.
Entourées par la brume, trois silhouettes émergent d’abord d’un glacier, au son de cuivres grandiloquents, dignes d’un péplum. Grimaçants, leurs gestes ont la lenteur grotesque des formes primitives, tenant de la parade gallinacienne, tandis que des cotillons d’or gesticulent sur leurs torses bombés. La parole est ensuite découverte par le truchement de ridicules airs d’opérette, accompagnés de rustiques onomatopées et claquements de dents. Un langage carné et sommaire qui ne semble pas faire communication entre les protagonistes, plutôt intéressés par la surenchère que par l’échange. On l’aura compris, il s’agit ici de faire la fête aux héros de pacotille, aux gloires patriarcales érigées sur de sanglantes victoires.
Le deuxième temps évolue autour de ces étranges chaussures dont se parent les silhouettes : des bottes de cuir scellées dans ce qui pourrait être de la glace, qui alourdissent leurs gestes, claquent au sol et viennent enraciner le mouvement d’une nouvelle manière. Un travail de l’ancrage qui n’est pas sans rappeler les recherches autour du bharata natyam, danse traditionnelle indienne, chère à Marion Carriau, qu’elle invoquait déjà dans Je suis tous les dieux, créé en 2021. Encombrés de cette contrainte, les corps semblent poussés à cherche un nouvel équilibre et à entamer des tentatives de faire harmonie. Mais ici encore, il faut composer sans cesse avec les embardées personnelles : un rythme qui s’accélère ici ou là, des fronts hauts qui cherchent à diriger le mouvement, mus par des résidus tenaces d’un pouvoir passé.
Alors il ne reste qu’une issue : la destruction. Qui passera par un dernier mouvement, minéral, où les basses se font plus profondes et les lumières stroboscopiques, embraquant à l’occasion le corps du public et le mettant à l’épreuve. Les interprètes ne font plus rythme, mais semblent enfin portés par une énergie commune. Le mouvement se fait urgent, en forme de course, sous les bruits d’une sirène ou d’une alarme, dans une acmé où la glace finit par se rompre, avant un épilogue virtuose où les membres de l’ensemble de cuivres émergent des coulisses où ils étaient abrités durant l’entièreté de la représentation, pour venir confronter les interprètes sur scène, au milieu des débris épars, dans une forme de paix retrouvée après la fin du monde.
La chorégraphe prend ici le parti heureux de s’éloigner du récit personnel ou d’une forme docu-fictionnelle pour nous embarquer, avec malice et humour dans une fresque universelle qui, sans oublier d’être subtile, sait faire émerger l’unicité de chaque silhouette que l’on observe, non sans une certaine jubilation, traverser les âges avant de trouver l’abîme. Marion Carriau déboulonne ainsi la figure du héros et sa filiation pour tenter de trouver une forme de réconciliation et, de ses ruines fumantes, faire naître un chant nouveau.
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
L’Amiral Sénès · Marion Carriau
Conception Marion Carriau
Interprétation Yannick Hugron, Clémentine Maubon, Maeva Cunci
Création lumière Magda Kachouche
Composition Valentin Mussou
Scénographie Rémy Ebras
Création costumes Alexia Crisp Jones assistée de Ludivine Maillard
Assistant.e Hyacinthe Hennae
Regard extérieur Alexandre Da Silva
Régie son Arnaud Pichon
Travail vocal Elise Chauvin et Jeanne-Sarah Deledicq
Administration, production, diffusion Full Rhizome + Ama Brusselsdurée 1h15
Vu le 6 juin 2024
Maison danse Uzès17 et 18 octobre 2024
Les Subs Lyon
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