Avec Laboratoire poison, version intégrale d’un projet au long cours et en plusieurs chapitres, Adeline Rosenstein et son équipe embrassent avec intelligence et beaucoup d’esprit les questions, entre autres, des manques d’histoires et des manques de l’histoire.
Son précédent spectacle, Décris-ravage, s’intéressait à la question de la Palestine et racontait l’histoire de cet État dans une vaste fresque théâtrale. C’est à un autre sujet, tout aussi passionnant et complexe que s’attaque avec érudition et un bon brin d’humour Laboratoire poison. Cette épopée théâtrale en quatre chapitres (Laboratoire poison 1, 2 et 3 et Laboratoire poison 4 ou antipoison) écrite, conçue et mise en scène par Adeline Rosenstein trouve son origine dans un ouvrage du sociologue Jean-Michel Chaumont (Survivre à tout prix ? Essai sur l’honneur, la résistance et le salut de nos âmes, publié en 2017). S’intéressant au code de l’honneur, ce dernier y expose le cas de résistants communistes belges ayant refusé – contrairement à d’autres d’entre eux – de dénoncer leurs camarades. À partir de ces silences initiaux ayant permis l’installation d’un récit héroïque expurgé de ses détails compromettants pour leur mouvement, Laboratoire poison embraye sur d’autres lieux, combats, périodes.
De la résistance l’on passe à des séquences d’oppression militaire et coloniale dans des pays colonisés par la France, la Belgique et le Portugal. De l’Algérie au Congo, de la Guinée-Bissau au Cap-Vert et jusqu’en Argentine, le spectacle convoque des figures telles que le réalisateur communiste et anticolonialiste René Vautier, le psychiatre et essayiste engagé dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie Frantz Fanon, le Premier ministre de la République démocratique du Congo Patrice Lumumba (assassiné en 1961), l’avocat et militant politique algérien Ali Boumendjel (tué sur ordre du commandant Paul Aussaresses en 1957), Amílcar Cabral le fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, PAIGC (tué en 1973), ainsi que des figures de femmes oubliées de ces grands récits. Ces trajectoires et ces histoires savamment reliées déplient les questions de l’absence, de l’engagement, de la trahison, des béances dans les récits historiques comme de la façon dont ces récits sont construits.
Pour les exposer, Adeline Rosenstein et les onze interprètes à ses côtés intègrent les problématiques inhérentes au fait même de faire œuvre de représentation. Sur un plateau quasi nu occupé de quelques éléments mobiles, le spectacle débute par la mise au jour méthodique d’artifices – qui seront ensuite parfois utilisés. Dans une séquence ayant une parentèle certaine avec l’exposition de l’effet Koulechov (effet de montage cinématographique amenant le public à dégager un sens d’images selon leur association), les comédiens prennent des poses. Si seul l’environnement lumineux et sonore évolue, l’équipe rappelle à quel point ces procédés façonnent la réception de ce qu’on voit, nous amenant à percevoir des postures empreintes de bienveillance ou de violence. Renvoyant au « canard-lapin » soit une image qui, selon comment on la regarde, représentera une tête de l’un ou de l’autre de ces animaux, cette introduction contient par sa réversibilité de l’image ce qui fonde le geste d’Adeline Rosenstein. En faisant du théâtre à partir de documents non théâtraux, la metteuse en scène et son équipe produisent un spectacle solidement documenté qui entend théâtraliser des séquences historiques. Soit non pas les reconstituer de manière réaliste mais exposer les questions que ceux-ci posent, affronter leurs ambiguïtés, donner à voir les récits qu’ils produisent, qui les ont produit, ceux qu’ils oblitèrent, évacuent, empêchent.
Laboratoire poison offre une œuvre dense, exigeante, dont – c’est évident – l’on ne retiendra pas tout. Peu importe car ce mouvement de pensée stimulant partagé à hauteur d’hommes et de femmes suscite un plaisir et un intérêt rares. Intérêt face à la découverte d’histoires, à la façon dont l’équipe parvient subtilement à entrelacer les chapitres, à faire résonner des interrogations de l’un à l’autre. Intérêt, aussi, face à une position qui n’est jamais péremptoire mais qui avec prudence ne cesse d’égrener des questions : « Pourquoi à certains on dit « à mort le traître » et à d’autres on pardonne ? » ; « Lumumba et Mobutu étaient-ils collègues ? Potes ? », etc. Intérêt, encore, face à un propos donnant à voir sans didactisme des mécaniques d’oppression et d’effacement – le quatrième chapitre avec l’invisibilisation des femmes dans la lutte pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert est éloquent. Intérêt, enfin, par sa façon de mettre au jour avec humour la perversité de cheminements théoriques, avec efficacité les manipulations de la représentation comme la répétition des oppressions.
Ce théâtre incisif – citons d’ailleurs la séquence poignante évoquant l’impossible obtention de leur visa pour deux artistes congolais et, partant, la prolongation dans cet acharnement administratif d’une politique néocoloniale et raciste – séduit également largement par sa forme. Une forme aussi modeste que savamment pensée, ingénieuse que férocement drôle. Avec autodérision et une ironie sagace, l’équipe déjoue les illustrations attendues, joue des possibles de son art, préférant à l’incarnation la figuration. Furieusement intelligent, brillamment articulé dans sa dramaturgie, Laboratoire poison est traversé tout son long d’une énergie joyeuse et ludique, venant autant percuter le spectateur que le rasséréner. Avec une impertinence et un humour pince-sans-rires, l’équipe de comédiens à l’interprétation rigoureuse et aux chorégraphies maîtrisées nous interpelle et rappelle avec vitalité que le passé, « c’est déformable et si on n’en parle pas, ça disparaît. »
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Laboratoire Poison chantier documentaire en 4 épisodes
écriture, conception et mise en scène Adeline Rosenstein / assistanat à l’écriture, dramaturgie et mise en scène Marie Devroux / avec Aminata Abdoulaye Hama, Marie Alié, Habib Ben Tanfous, Marie Devroux, Salim Djaferi, Thomas Durcudoy, Rémi Faure El Bekkari, Titouan Quittot, Adeline Rosenstein, Talu, Audilia Batista en alternance avec Christiana Tabaro, Jérémie Zagba en alternance avec Michael Disanka / regard extérieur Léa Drouet / composition sonore Andrea Neumann et Brice Agnès / espace et costumes Yvonne Harder / lumière Arié Van Egmond / direction technique Jean- François Philips / régisseur lumière Benoît Serneels / documentation Saphia Arezki, Hanna El Fakir / regards historiques Jean-Michel Chaumont (Poison 1), Denis Leroux (Poison 2), Jean Omasombo Tshonda (Poison 3)production Cie Maison Ravage ; La Comédie de Saint-Étienne – CDN ; La Criée – Théâtre national de Marseille ; Halles de Schaerbeek ; Théâtre Dijon Bourgogne – CDN / coproduction ExtraPôle Provence-Alpes-Côte d’Azur – Scène nationale ; Châteauvallon- Liberté – Scène nationale ; Théâtre national de Nice – CDN Nice Côte d’Azur ; Théâtre Gymnase-Bernardines, Marseille ; Festival de Marseille ; Théâtre Océan Nord ; Festival Sens interdits ; Théâtre des 13 vents – CDN Montpellier ; La Balsamine ; Les Bancs Publics – festival Les Rencontres à l’échelle
avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles – service Arts de la Scène, de la COCOF et du tax shelter / coordination de production Maison Ravage – Edgar Martin / diffusion Habemus Papam – Cora-Line Lefèvre et Julien Sigard / Laboratoire poison#1 – création 2019 / production Little Big Horn asbl en coproduction avec le Théâtre la Balsamine et la Coop asbl / coréalisation La Criée – Théâtre national de Marseille et les Bancs Publics – festival Les Rencontres à l’échelle / soutiens Fédération Wallonie-Bruxelles – Service du Théâtre et Service de la Promotion des lettres, de la Cocof et du Kulturcentrum Buda, tax shelter / be, d’ING, tax-shelter du gouvernement fédéral belge, Zoo Théâtre, Esact et Les Bancs Publics – lieu d’expérimentations culturelles / Laboratoire poison#2 – création 2021 / production Little Big Horn et Halles de Schaerbeek / coproduction Festival de Marseille / soutiens Fédération Wallonie-Bruxelles – Service du Théâtre, Théâtre Dijon Bourgogne – CDN, Les Laboratoires d’Aubervilliers, Théâtre Océan Nord (Bruxelles) Développé en Co-laBo (Gand), taxshelter.be, ING, tax-shelter du gouvernement fédéral belge / Laboratoire Poison 2 a bénéficié d’une résidence longue au Théâtre Océan Nord / Laboratoire poison#3 – création 2021 / production Halles de Schaerbeek & Théâtre Dijon Bourgogne – CDN / production déléguée Halles de Schaerbeek / coproductions Maison Ravage, Festival de Marseille, Théâtre Océan Nord (Bruxelles), Festival Sens Interdits, Théâtre des 13 vents – CDN Montpellier, La Coop asbl et Shelter Prod / Trahison – projet de recherche, 2021-2022 / production, coordination artistique Maison Ravage / projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles- Service Arts de la Scène / coproduction Halles de Schaerbeek / conseils Jean-Michel Chaumont, Paul Kerstens / partenaires Collectif d’Art d’Art (RDC), Connexion Asbl, Théâtre Océan Nord, Centre culturel M’eko (RDC), compagnie Fladu Fla (Cap Vert) / Adeline Rosenstein est Artiste de La Fabrique de la Comédie de Saint-Étienne.
Durée 3h50 avec entractes
La Comédie de Valence – CDN Drôme Ardèche
18 et 19 octobre 2022Châteauvallon-Liberté – Scène nationale
20 et 21 octobre 2022Théâtre des 13 Vents – CDN de Montpellier
du 16 au 18 novembre 2022Théâtre Varia (co-présentation avec le Rideau), Bruxelles
du 9 au 12 mars 2023T2G – Théâtre de Gennevilliers
du 16 au 18 mars 2023Théâtre Vidy-Lausanne
du 22 au 25 mars 2023
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