A partir de témoignages de personnes non et mal-voyantes, Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix interrogent la place des images dans la manière d’appréhender le réel. Une belle idée qu’ils abandonnent en cours de route.
Aux yeux de Jean-Luc Godard, la scène d’ouverture du Mépris, où Brigitte Bardot détaille son corps sous le regard et les éloges de Michel Piccoli, constitue « une scène d’amour total, complet, aussi physique que platonique ». Quand Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix ont présenté ce fragment iconique à Thierry, il l’a tout de suite décrit comme « une scène de rupture » entre les deux amants. Comme si cette séquence que le réalisateur avait tournée après le montage de son film – et à la demande expresse de ses producteurs qui se plaignaient de ne pas assez voir le corps de Bardot nu – recelait un sens caché, une vérité annonciatrice de la suite de l’histoire, accessible seulement à ceux qui seraient privés d’images.
Car Thierry n’est pas un spectateur tout à fait comme les autres. Aujourd’hui âgé d’une quarantaine d’années, il a perdu la vue, il y a plus de vingt ans, à la suite d’un accident. La différence de perception qu’il verbalise à travers l’exemple du Mépris a offert une belle piste de travail à Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix. Après leur collaboration sur L’Absence de Père, la metteure en scène et l’auteur ont voulu interroger la place des images dans la manière d’appréhender le réel. Avec l’aide de la Comédie de Valence, ils sont allés à la rencontre d’une quinzaine d’habitants de la région, non et mal-voyants, coutumiers du théâtre, pour mieux comprendre leur quotidien, mais aussi pour recueillir le souvenir d’un spectacle qui les avait marqués.
Dans la mémoire de Thierry, ont rejailli les fragments lacunaires d’une pièce à laquelle il avait assisté avec sa mère. Du titre, de l’auteur, du metteur en scène, des acteurs, il n’a gardé nulle trace. Il se souvient, en revanche, du déchirement intense d’un couple autour de la figure d’un enfant, que Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix ont, guidés par ses quelques bribes mémorielles, tenté de reconstituer. Au plateau, et au côté de Thierry Sabatier, Chloé Olivères et Romain Cottard s’emparent de ce matériau diffus où les sensations sont plus fortes que le texte lui-même. Non sans rappeler Petit Eyolf d’Ibsen, ils ne cherchent pas à le reproduire stricto sensu, mais plutôt à toucher du doigt la puissance d’une réminiscence dépourvue d’images, mais garnie de vie. Car la relation des parents de Thierry n’est pas étrangère à celle, tumultueuse, de Rita et d’Alfred.
Comme éblouis par cette concordance, Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix s’y sont alors complètement abandonnés, jusqu’à laisser filer le sujet en or qu’il tenait originellement entre leurs doigts. Peu à peu dévorée par l’histoire personnelle de leur témoin, leur quête se transforme en tentative de réparation du réel, forcément limitée et infructueuse. Malgré la présence touchante, et courageuse, de Thierry Sabatier, le tandem n’échappe pas, dans le texte comme dans la mise en scène, à un trop-plein de psychologisme qui occulte une bonne partie de leur travail de recherche initial. Tout se passe comme si, au lieu d’en passer par une voie documentaire plus substantielle et solide, ils avaient succombé à une tentation trop forte pour être mise de côté, s’étaient laissés dévoyer pour, finalement, enterrer leur sujet, à demi-traité.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Vie invisible
Texte Guillaume Poix, à partir de témoignages de personnes non et mal-voyantes
Conception et mise en scène Lorraine de Sagazan
Collaboration artistique Romain Cottard
Avec Romain Cottard, Chloé Olivères et Thierry Sabatier
Lumière Nicolas Diaz
Son Clément Rousseaux
Costumes Dominique FournierProduction La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche ; La Brèche
Coproduction Théâtre de la Ville – Paris
Accueil en résidence Mairie de Saint-Jean-en-Royans
Avec le soutien du Conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes, dans le cadre du Fonds régional pour l’Innovation Artistique et Culturelle – FIACRE
Remerciements à Fabrice Berraud, Béatrice da Silva, Sylvie Giraud, Enzo Hortal, Béatrice Krekdjian, Chantal Lamalle, Jacqueline Lingois, Joëlle Louchard, Gisèle Mariller, Élise Migayrou, Gilbert Montagne, Michel Pejac, Thérèse Pont, Korridwen Quaegebeur, Didier Reaume, Thierry Sabatier, Lucette Seigle, Augustin Tallard, Romain ZenasniDurée : 50 minutes
Comédie itinérante de La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche
du 22 septembre au 16 octobre 2020Théâtre de la Ville, Paris
du 2 au 13 mars 2021CDN de Normandie-Rouen
du 16 au 20 mars
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