La MC93 ouvre sa saison avec un spectacle créé par Natascha Rudolf avec une cinquantaine d’habitants de Seine-Saint-Denis. Un geste qui pose la nécessité d’une réinvention du lien du théâtre à son territoire.
Comme La Vie mode d’emploi de Georges Perec dont il est inspiré, La tour de Balbel est l’histoire d’un immeuble-monde. Un récit-mosaïque qui rassemble des bribes de vies diverses. Des accents différents. Fruit d’ateliers menés pendant deux ans en Seine-Saint-Denis par la metteure en scène franco-allemande Natascha Rudolf dans le cadre de la Fabrique d’expériences de la MC93, ce spectacle s’ouvre à la manière d’une fable d’aujourd’hui. Devant un échafaudage un peu fantaisiste qui s’étend sur toute la largeur du plateau, un narrateur en présente les fondements. La tour promise dans le titre, dit-il, fait 173 étages. Mal conçue par ses architectes, elle ne tient pas bien droit, elle s’enfonce aussi un peu mais grâce aux efforts de chacun, tout va plutôt bien. Nous sommes quelque part entre l’utopie et la dystopie. Dans un lieu imaginaire qui, on le comprend d’emblée, tient beaucoup de Bobigny.
Natascha Rudolf n’est pas une novice en matière de travail avec des amateurs. Elle a par exemple monté La Maison de Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca avec des femmes du Secours Populaire Français, et créé Praxys, une comédie du pouvoir d’après Aristophane avec des habitants du haut Montreuil. Comme dans ses spectacles professionnels, elle expérimente. Invente à chaque fois des méthodes des types de récits différents. Cette fois, pour faire tenir ensemble toutes les petites fictions construites avec sa cinquantaine d’habitants – des patients du Centre de médecine physique et de réadaptation, des membres du foyer logement Gaston-Monmousseau, du foyer des jeunes travailleurs ALJT et du foyer étudiant C.R.O.U.S. de Paris XIII – , Natascha Rudolf a opté pour un cadre narratif simple : une fête d’anniversaire qui rassemble des habitants des quatre coins de la tour.
Bien que plus évidente que dans le roman de Pérec, où les liens entre les personnages se révèlent au fil d’indices ténus, parfois après plusieurs centaines de pages, la structure de la pièce n’a heureusement rien de linéaire. Dans la fête de La tour de Balbel, rien ne se passe comme prévu. La nourriture commandée par l’hôte de la soirée (Sabrina Bus, un des six artistes professionnels présents au plateau) est égarée dans les dédales de l’immeuble, la star de la soirée a elle aussi disparu et toutes sortes d’invités imprévus se pointent dans l’appartement… Ce désordre inscrit dans un cadre assez précis permet dans un premier temps aux comédiens amateurs de développer leur partition, avec un naturel qui témoigne d’un travail de longue haleine. D’un investissement de chacun dans toutes les étapes de création, depuis les promenades initiales sur le territoire jusqu’à l’écriture du texte final. Lequel doit aussi beaucoup aux participants aux ateliers d’écriture donnés en parallèle par la metteure ainsi qu’aux cinq étudiants en Carrières sociales à l’IUT de Paris XIII à Bobigny qui ont accompagné ce travail.
Manifeste, le plaisir de chacun d’être au plateau offre en soi un spectacle réjouissant qui, surtout en ouverture de saison, questionne la place du théâtre dans la société. Et dit la nécessité pour les institutions publiques de repenser leur rapport au territoire dans lequel ils s’inscrivent. D’imaginer des manières nouvelles d’échanger autour de l’acte artistique. Gratuit sur simple réservation, La tour de Balbel est un succès en termes de public : à la première, la salle était presque comble. Et le public à priori plus diversifié que durant le reste de la saison. L’ambition esthétique de la pièce est aussi à saluer : en convoquant Perec et en mettant au point un processus d’écriture collectif aux contraintes quasi-oulipiennes, Natascha Rudolf prouve son désir d’éviter les clichés souvent associés à la Seine-Saint-Denis. Elle y parvient avec talent dans la première partie du spectacle, avant de faire quelques concessions aux bons sentiments qui guettent toujours ce type de création. L’atmosphère quasi-fantastique du début fait en effet place à des récits trop réalistes, liés pour la plupart de manière assez maladroite à la question de l’immigration. On aura toutefois parcouru avec elle quelques 80 étages, ce qui n’est pas rien.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
La tour de Babel
Texte issu d’ateliers d’écriture, librement inspiré de La Vie mode d’emploi de Georges Perec et Les Bonnes de Jean Genet
Mise en écriture et en scénario : Anne Kawala et Natascha RudolfMise en scène : Natascha Rudolf
Avec : Fatiha André, Christophe Barbosa, Axel Belin, Dominique Bensbaâ, Gilberto Bianchini, Hubertus Biermann, Danielle Brenner, Colette Bruant, Sabrina Bus, Aissatou Camara, Fatoumata Camara, Adeline Chaillou, Agnès Chapelle, Laurent Cibien, Victor Colardelle, Badia Fardani, Susana Fleitour, Christian Garcia, Hamed Haddouche, Diana Hardès, Visitacion Husson, Yannick Gouarne, Mikael Kandelman, Camille Levassor, Marie-Brigitte Levassor, Ju-Hui Lin, Mylaine Marcuse, Evelyne Mariani, Isa Marie-Magdelaine, Marie-Claire Mondine, Val Montagu, Karin Oberndorfer, Sandra Oliveira, Délia Ossa, Yolande Perron, Laurence Peyre, Adrien Rajerinera, Claudette Reiner, Olivier Renouf, Carmen Rudolf-Dreysse, Sidy Sakho, Jean-Michel Sinou, Mohamed Taarkoubt, Houda Taghi, Camille Thomas, Mélodie Vanier, Caroline Vaurs, Gengeswaran Velmuragan et Dzeta
Assistante : Camille Thomas
Travail corporel et dansé : Olivier Renouf
Professionnels au plateau : Hubertus Biermann, Sabrina Bus, Mikael Kandelmann, Karin Oberndorfer, Olivier Renouf, Camille Thomas
Scénographie : Luc Jenny et Natascha Rudolf
Lumières : Luc Jenny
Son : Mikaël Kandelman
Costumes : Olga Papp
Conseils en maquillage : Catherine Saint Sever
Photographie : Frédéric Mougenot
Administration de production : Bernadette Marthelot
Production Ligne 9 Théâtre
Coproduction MC93 — Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis
Avec le soutien du Département de Seine-Saint-Denis, Fondation SNCF, CGET — Commissariat général à l’égalité du territoire, Communauté d’Agglomération Est Ensemble, DRAC Île-de-France —culture et lien social, Ville de Montreuil, MAS A. Glasberg
Avec le soutien de la SPEDIDAM
Duré: 1h45
MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny
Du 12 au 16 septembre 2018
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