Étrange ballet pour deux humains et un corbeau pie, Là de la compagnie franco-catalane Baro d’Evel est une délicate déclaration de tendresse au monde. À toutes ses langues, à tous ses habitants.
Aux Bouffes du Nord où nous découvrons tardivement le spectacle Là de Baro d’Evel – première partie d’un diptyque dont Falaise est la seconde, il a été créé en 2018 au festival Montpellier Danse et a déjà pu emmener la compagnie sur bien des routes –, les panneaux blancs, immaculés de la scénographie font figure d’intrus. Dans les ors et les ocres magnifiquement vieillis, décadents du théâtre, l’effet « white cube » de cet écrin est saisissant. D’autant plus de la part de Camille Decourtye et de Blaï Mateu Trias, cofondateurs de Baro d’Evel qu’ils dirigent depuis 2006, connus pour se déplacer toujours avec tout un monde. Avec un groupe de femmes et d’hommes d’origines et de pratiques diverses, mais aussi avec des animaux. Où est donc la vie multiple, foisonnante, de la compagnie dont témoignent d’habitude les spectacles qu’elle crée depuis vingt ans ? Où est le cheval, les pigeons qui dans Falaise fabriquent avec huit humains d’étranges rituels où la mort et la vie ont le même rythme, la même allure tragi-comique ? Pas encore là ? Déjà partis ?
L’arrivée d’un corbeau-pie, Gus, par l’un des espaces qui séparent le panneau blanc du fond de ceux des côtés, ne donne pas de vraie réponse à ces questions. Pas plus que l’irruption de Blaï Mateu Trias puis de Camille Decourtye par l’une des parois qui n’en sort pas indemne. Le « white cube » en tous cas ne fait pas long feu. Et sa destruction, qui ne fait que commencer, dit beaucoup de l’identité passe-frontière, briseuse de codes que défend Baro d’Evel depuis ses origines. Le très beau et passionnant livre auto-édité par la compagnie à l’occasion de ses vingt ans – Baro d’Evel. Les Beaux gestes[i] –, co-écrit avec l’autrice et dramaturge Barbara Métais-Chastanier nous apprend combien son apparence initiale est trompeuse, combien elle est chargée de traces d’expériences accumulées au fil des rencontres et des années.
« La toile de Là, ce fond noir recouvert de blanc de Meudon, c’est une toile de chapiteau qu’on a utilisée. Avec laquelle on a tourné des années. Ça me fait penser à Tapiès, à son premier rapport au blanc de Meudon qui tenait aussi de cette alchimie du garagiste, de celle de l’inventeur de foire. On y est arrivé par plusieurs bouts et coïncidences, aides et collaborations, notamment avec Bonnefrite, Frédéric Amat, Lluc Castells et Mal Pelo », explique Blaï Mateu Trias. Dans Là comme dans chaque pièce de Baro d’Evel, le présent est chargé de passé. Il est une manière particulière, différente à chaque représentation, d’agencer ensemble plusieurs traces de ce qui a été, de les convoquer en direct, devant témoins. Par son épure, son resserrement, Là apparaît comme un concentré de l’histoire et de l’art si particuliers de Baro d’Evel. Sans dévoiler leurs méthodes, Blaï et Camille nous les donnent ici à approcher de très près.
Le mélange d’enchantement et de douce terreur que suscite chaque création de la compagnie n’en est que plus grand. Car l’on a beau ne rien rater des échanges teintés d’absurde qu’entretiennent au plateau le corbeau et les hommes, ni des dérives solitaires auxquelles se laissent parfois aller chacun d’eux, quelque chose toujours échappe. Et ce n’est pas la parole qui se déploie dans l’espace de moins en moins blanc qui va nous aider : depuis la tentative de discours de Blaï qui ouvre la pièce, sabotée par Gus, on sait à quoi s’en tenir avec les mots de Là. On se doute qu’il n’y a rien à en attendre en matière de sens, que toujours ils vont trébucher, se cogner entre eux comme aux murs où Blaï se met à tracer des lignes, des signes que la raison ne comprend pas, mais le corps oui, et l’instinct. Tout comme le chant de Camille, qui du lyrique passe sans transition au borborygme, ou les danses clownesques de Blaï et les sautillements de Gus qui a l’air de bien rire de tout ça. Là va droit à l’âme.
Tous les essais que font humains et animal pour aller les uns vers les autres, pour dialoguer malgré les grandes distances qui les séparent forment un monde qui vient s’ajouter à tous ceux que Baro d’Evel a déjà conçus en vingt ans d’existence et communique avec eux. Tendre et absurde, poétique, cet univers interroge la nécessité de continuer d’exister et d’imaginer après tous ceux qui l’ont déjà fait. Après les maîtres auxquels les deux artistes rendent hommage avec leur blanc de Meudon, leurs façons décalées d’être présents les uns aux autres qui évoquent Tati autant que Buster Keaton dont ils se réclament volontiers dans leur livre et ailleurs. Là rappelle étrangement Mazùt, que Camille et Blaï ont récemment transmis à deux autres interprètes. Dans ce duo créé en 2012, qui représente un tournant pour Baro d’Evel dans sa manière d’aborder l’animalité, le couple affirmait une vision du monde non-anthropocentrée qui se remet sans cesse en question, qui chute puis se relève sans cesse. Là est la preuve que Baro d’Evel n’a pas cédé à la facilité qu’aurait pu leur faire choisir son accès à des scènes de plus en plus grandes et renommées.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Là
Auteurs et artistes interprètes : Camille Decourtye, Blaï Mateu Trias et le corbeau pie Gus
Collaboration à la mise en scène : Maria Muñoz – Pep Ramis / Mal Pelo
Collaboration à la dramaturgie : Barbara Métais-Chastanier
Scénographie : Lluc Castells, assisté de Mercè Lucchetti
Collaboration musicale et création sonore : Fanny Thollot
Création lumières : Adèle Grépinet
Création costumes : Céline Sathal
Musique enregistrée : Joel Bardolet (arrangements des cordes), Jaume Guri, Masha Titova, Ileana Waldenmayer, Melda Umur
Construction : Jaume Grau et Pere Camp
Ostéopathie et analyse du mouvement : Sergi Pla
Régie générale et lumières : Coralie Trousselle, Enzo Giordana ou Mathilde Montrignac
Régie plateau : Cyril Turpin ou Benjamin Porcedda
Régie son : Brice Marin ou Fred Bühl
Direction technique : Nina Pire
Direction déléguée et diffusion : Laurent Ballay
Administratrice de production : Caroline Mazeaud
Chargé de production : Pierre Compayré
Chargée de communication : Ariane Zaytzeff
Photos : François Passerini
PRODUCTION : Baro d’evel
COPRODUCTIONS : GREC 2018 festival de Barcelona et Teatre Lliure à Barcelone, Théâtre Garonne, scène européenne, Festival Montpellier Danse 2018, Malraux scène nationale Chambéry Savoie, ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie, Pronomade(s) en Haute-Garonne, CNAR, MC93, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Le Grand T, théâtre de Loire-Atlantique, L’Archipel, scène nationale de Perpignan, CIRCa, Pôle National Cirque, Auch Gers Occitanie, le Parvis, scène nationale Tarbes-Pyrénées, Les Halles de Schaerbeek – Bruxelles, Le Prato, théâtre international de quartier, pôle national cirque de Lille, L’Estive, scène nationale de Foix et de l’Ariège, le festival BAD à Bilbao, le Cirque Jules Verne, PNC Amiens, la scène nationale d’Albi dans le cadre du soutien du FONDOC, Bonlieu, scène nationale d’Annecy, l’Avant-scène à Cognac.Projet bénéficiaire du projet de coopération transfrontalière PYRENART, dans le cadre du programme Interreg V-A Espagne-France-Andorre POCTEFA 2014-2020 – Fonds Européen de Développement Régional (FEDER)
ACCUEILS EN RÉSIDENCE : Pronomade(s) en Haute-Garonne, CNAR, Le Prato, PNC de Lille, Le Théâtre Garonne
SOUTIENS : MC 93, scène nationale de Seine-Saint-Denis à Bobigny et de l’Animal a l’esquena à Celrà.
AVEC L’AIDE à la création de la DGCA, Ministère de la culture et de la communication, du Conseil départemental de la Haute-Garonne et de la Ville de Toulouse.
La compagnie est conventionnée par le Ministère de la Culture et de la Communication – Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Occitanie / Pyrénées- Méditerranée et la Région Occitanie / Pyrénées – Méditerranée.
Durée : 1h10
Les Bouffes du Nord
Du 17 février au 5 mars 2022Le Prato – Théâtre international de quartier PNC – Lille
Les 25 et 26 mars 2022Teatro Matadero – Madrid (ES)
Du 8 au 11 juin 2022Théâtre Garonne avec le ThéâtredelaCité CDN – Toulouse
Du 22 juin au 2 juillet 2022[i] Disponible en ligne et à la fin des représentations. https://barodevel.com/
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