Au Plongeoir, Pôle national Cirque du Mans, la Nuit du Cirque est, depuis sa création, un temps fort de la saison, placé sous le signe de l’improbable et de l’inattendu. Cette année, c’est avec une balade au clair de lune que le cirque est venu bouleverser tout en délicatesse les habitudes des participants à l’aventure. Un moment suspendu, plein d’une belle attention à l’Autre autant qu’à l’environnement.
Dans le hall du Plongeoir au soir du 16 novembre, les personnes rassemblées ont davantage l’air de randonneurs sur le départ que de spectateurs venus assister, sous le chapiteau du lieu, à quelque spectacle de cirque. Tout ce petit monde est bien emmitouflé, et chacun a sa technique pour emmagasiner un peu de la chaleur qui manque en cette période de l’année. Selon les envies et les âges – l’éventail est très large en la matière, on va du tout petit au très grand –, on avale chocolat chaud ou verre de vin en échangeant quelques pronostics non seulement sur le déroulé de la soirée, mais aussi sur sa nature.
Pour la Nuit du Cirque, à laquelle il participe depuis la création de cet événement porté par l’association Territoires de Cirque en 2019, le Pôle national Cirque (PNC) du Mans a instauré le principe du secret. C’est donc sans trop savoir ce qui les attend – hormis la présence d’artistes de cirque – que les participants à ce qui s’annonce davantage comme une expérience que comme une représentation classique se sont réunis. Nous sommes 150 dans ce cas, ce qui a fait une cinquantaine de frustrés. Pour le directeur du Plongeoir, Richard Fournier, et son équipe, il ne s’agit pas de faire du chiffre, mais, au contraire, de tendre vers le moment le plus qualitatif possible.
Le sens du hors-pistes
Ce succès, le PNC le doit au travail passionnant, et assez exemplaire, qu’il mène sur son territoire en matière de partage, de façons singulières, souvent inédites, du cirque de création. La Nuit du Cirque, qui, chaque année, compte un nombre plus important de lieux partenaires et de propositions en France, mais aussi, de plus en plus, à l’étranger, est pour Richard Fournier « l’occasion d’inventer les choses les plus improbables possibles, des événements uniques dans les diverses relations que le cirque met en jeu : entre l’artiste et le lieu où il joue, les personnes pour qui il le fait, entre les spectateurs et l’équipe du Plongeoir, entre les spectateurs eux-mêmes ».
Ce terrain de jeu, plusieurs des aventureux au rendez-vous ce 16 novembre l’ont déjà parcouru. Dans le groupe, on repère un spectateur en peignoir arborant un masque de nuit, en souvenir, certainement, de la précédente Nuit du Cirque dont il était : une Pyjama Party jusqu’au petit matin portée par quinze artistes et orchestrée par le jongleur Johan Swartvagher, bien connu du public du Plongeoir pour y avoir été associé de 2020 à 2023. D’autres ont certainement assisté à la Nuit 2022, située en pleines festivités pour l’inauguration du chapiteau permanent, ou encore au « rallye urbain » de l’année précédente, voyage en bus qui menait les noctambules d’un lieu à l’autre de la ville et d’un spectacle à l’autre.
Au Mans, une nouvelle Nuit du Cirque ne chasse pas les précédentes. Elle s’ajoute à une histoire qui s’écrit au gré des rencontres, selon les besoins et envies perçus par l’équipe du PNC chez ses différents interlocuteurs. Mot d’ordre de la 6e édition de la Nuit du Cirque, qui s’est tenue du 15 au 17 novembre 2024, la convivialité est l’un des éléments dont les forces vives du Plongeoir ne cessent de constater la nécessité et d’inventer des manières originales d’y répondre. En marchant vers le lieu secret où elle et ses collègues ont cette année déployé leur Nuit, après un court voyage en bus, Anne-Lise Blossier, responsable du pôle communication et billetterie, nous parle avec enthousiasme des « Repas », ces déjeuners circassiens organisés un dimanche par mois sur la piste du chapiteau, et confiés à des artistes différents à chaque fois, au même prix, très raisonnable, que la Nuit : 20 euros en plein tarif, 15 en tarif réduit. « Ces rendez-vous pour une centaine de convives sont un grand succès. Les réservations sont très rapides, et de nombreuses personnes viennent pour la première fois au Plongeoir à ces occasions, ce qui est aussi le cas de la Nuit du Cirque. Ces formats atypiques sont très précieux pour nous, ils sont l’endroit de nombreuses rencontres et, parfois, le début de longues relations », assure-t-elle.
La promenade à la lueur de la lune presque pleine délie les langues et les imaginaires, qui s’enflamment, aux sens propre et figuré, lorsque nous arrivons sur le site que reconnaissent les gens du cru et que découvrent, ou plutôt devinent, les autres. Soit la ferme de l’Arche de la Nature, espace de 500 hectares situé aux portes du Mans, créé en 1997 et géré par Le Mans Métropole. « Nous avons déjà travaillé ensemble à plusieurs reprises sur d’autres espaces, et nous avons vu dans la Nuit la possibilité de poursuivre cette riche collaboration. Le cirque doit pour moi se lier avec d’autres cœurs de métier, il doit faire société », explique Richard Fournier. C’est pourquoi il aime à faire sortir régulièrement le cirque de son chapiteau.
Une foire à la ferme
Pour aider la lune à faire briller la Nuit, le Plongeoir a fait appel à l’artiste sarthois Denis Deschamps et à sa compagnie Pas Sages, qui ont composé un paysage suspendu à base de torches, de ballons lumineux, mais aussi de bougies. Cette scénographie subtile servira de cadre à la suite, présentée par Johan Swartvagher, qui occupe de nouveau le rôle de maître de cérémonie, comme une soirée de cirque minimaliste, d’art qu’on ne verra peut-être pas. Il exagère quelque peu, mais l’intention est donnée : cette Nuit, le cirque n’est pas là pour se montrer sous ses atours les plus performants. Il vise plutôt à se mêler au paysage existant pour en composer un nouveau, éphémère.
Tandis que Johan Swartvagher part « jongler de loin », comme il le fait dans le spectacle Les Fauves qu’il a co-signé avec Éric Longequel de la compagnie de jonglage Ea Eo, nous voilà invités à une sorte de chasse au numéro plus ou moins caché. Guidés par un plan, on déambule du kiosque à l’écurie, en passant par la grange ou la porcherie, à la découverte de treize performances courtes qui se jouent toutes plusieurs fois, tels des entresorts d’une fête foraine bien particulière, toute en silence et en lenteur, afin de respecter au mieux les animaux qui depuis leurs stalles peuvent, comme nous, observer des phénomènes étranges.
Baignée par les lumières de Denis Deschamps, la nuit tisse ensemble ces gestes que les artistes n’ont eu qu’une journée et demie pour travailler sur place, après avoir pris le temps de les penser en concertation avec Richard Fournier, qui assume avec bonheur et humilité la direction artistique de l’événement. « Il ne s’agit pas de révolutionner le cirque ni de montrer les écritures les plus contemporaines. Cela, nous avons le reste de la saison pour le faire. Ici, nous œuvrons au lien, d’où notre choix d’artistes chez qui le défi d’inventer des façons différentes de faire cirque est très présent ». On retrouve, par exemple, plusieurs membres de la compagnie Axis Mundi, lauréate du premier appel à projets Cirque en Musée lancé par Le Plongeoir, un autre dispositif visant à encourager la naissance de créations vraiment pensées pour des lieux non dédiés, encore assez rares dans le paysage circassien actuel.
Si de nombreux artistes se frottent à l’espace public, c’est, en effet, le plus souvent, avec les mêmes formes, ou presque, que celles qui se jouent en intérieur. La Nuit du Cirque est en la matière un temps d’expérimentation, de laboratoire idéal pour Le Plongeoir, et la mutualisation des forces est en cela la bienvenue. Pour cette 6e édition, le PNC a associé sa Nuit avec celle qu’organisait la veille le Théâtre Onyx, scène conventionnée pour les arts chorégraphiques et circassiens de Saint-Herblain, située en périphérie de Nantes, où nous avions été bien avisés de choisir en 2023 de passer notre Nuit. Une trentaine de spectateurs ont ainsi pu vivre une Nuit de deux soirées, dans deux villes différentes.
Embraser la curiosité
Dans l’atmosphère de cabinet de curiosités champêtre de ce 16 novembre, des individualités singulières se distinguent. Beaucoup sont jeunes, et plusieurs sont installées dans la région, que le PNC et son école rendent attractive pour les artistes. Il en va ainsi de Célian Davy, Léo Letellier et Isiah Van Eetvelde, qui ont donné un aperçu du langage à base de banquine, portés acrobatiques et équilibre sur cannes qu’ils sont en train d’élaborer au sein de leur toute nouvelle compagnie Lagom. À leur façon de jouer le jeu de la ferme, s’adaptant aux poutres de bois et à la paille environnante avec une attitude enfantine et joueuse qui leur va bien, on devine chez cette équipe, accompagnée par Le Plongeoir, un désir de faire voler en éclats les règles des disciplines qu’ils entremêlent.
L’autre compagnie locale de l’affaire, La Volière de Velours, créée par deux élèves de la 29e promotion du Centre National des Arts du Cirque (CNAC) – Emma Verbeke et Antonin Bailles – officie quant à elle aux sangles et au pole dance. Parmi les apparitions les plus surprenantes et fortes qu’hommes et bêtes ont pu contempler ensemble, citons encore celles du duo de vélo acrobatique formé par la Catalane Amanda Delgado et l’Argentin Alejo Gamboa (Cie Alta Gama), qui reviendra en janvier 2025 au Plongeoir en résidence pour sa prochaine création, Winning for loosers. Profitant de leur goût du clown, et du théâtre, pour lui, et du chant, pour elle, pour développer une approche étonnante de leur agrès, ces deux-là sont évidemment dans leur élément au cœur de cette Nuit partageuse.
On retrouve d’ailleurs le couple avec l’autre champion de la relation de la soirée pour la deuxième partie de celle-ci : un repas sous le chapiteau, où le duo ne cesse de rouler, tandis que Johan Swartvagher ne s’arrête pas de jongler, accompagné à la batterie par Béranger Vantomme. Le rapport très particulier au temps qu’impose la Nuit aux artistes qui la peuplent entraîne ceux-ci vers un geste performatif. C’est là l’un des traits forts de la personnalité toujours changeante des one-shots nocturnes du PNC du Mans, qui est l’un des rares lieux à éditorialiser autant son programme de Nuit du Cirque. Grâce à ce format hors cadres de rencontres, on sort plein de curiosité à l’égard des artistes que l’on a pu voir, et que l’on pourra pour beaucoup revoir dans les futures saisons du Plongeoir. On emporte aussi avec nous une certitude : celle de l’importance des aventures pour maintenir en vie, et en éveil, autant une institution que les artistes qui l’habitent.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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