Avec La Nuit c’est comme ça, Marie Payen nous invite à un monologue improvisé en forme de chemin escarpé qui travaille au corps l’espoir et orchestre la déconstruction du langage au service de la poésie. Une performance d’une puissance saisissante qui se joue actuellement au Théâtre Gérard Philipe avant de s’installer aux Plateaux Sauvages au printemps.
Après Je Brûle et Perdre le Nord, Marie Payen continue son chemin d’autrice hors des sentiers battus avec un nouvel opus né d’une démarche similaire aux précédents. Creuser des motifs qui la hantent (qu’ils soient familiaux ou politiques), enquêter sur le sujet en question, explorer en engageant son être entier dans sa quête pour livrer au plateau un poème vivant et vibrant chaque soir renouvelé puisqu’improvisé. A recevoir, à vivre, l’expérience est stupéfiante. Car l’actrice que l’on a pu récemment voir dans la distribution épatante de Welfare, le spectacle de Julie Deliquet qui avait ouvert le Festival d’Avignon dans la Cour d’Honneur, est une artiste à part entière, une créatrice inouïe. Il ne s’agit pas là de traquer la virtuosité de la performance, l’exploit, la prouesse de l’aventure. Mais bien de se tenir en équilibre précaire et risqué sur la corde raide du langage et du partage, de se laisser traverser par la matière brassée, de faire de la représentation une offrande qui ne dit pas son nom, humble et irréductible, inaliénable car imprévisible. Ce que génère Marie Payen dans le temps de la représentation n’a pas d’équivalent et échappe à tous les carcans.
Dans une époque où tout, absolument tout est récupéré par le capitalisme, marketé en masse, transformé en valeur marchande, en produit monnayable, Marie Payen ouvre une brèche, minuscule et immense à la fois, s’engouffre dedans et nous invite à la suivre. La traversée n’est pas lisse, il ne s’agit pas de se tenir chaud ensemble en se gargarisant d’illusions, de fictions rassurantes et d’histoires hors sol. Marie Payen aborde de front la nuit des temps où nous sommes entrés, l’impossible retour en arrière, la marche inexorable vers l’extinction et l’impensable écologique. Pas de chiffres ici, de statistiques affolantes, de comptes rendus alarmants, de rapports du GIEC et de prévisions terrifiantes. Tout cela a été compulsé par notre hôte certes mais laissé au vestiaire pour proposer une alternative par le théâtre. Ou plutôt, tout cela est là, dans l’invisible du sous-texte, dans l’invisible de ses entrailles, dans l’invisible du travail en amont qui tapisse en sourdine la représentation. Mais Marie Payen a choisi une autre voix, celle de la poésie fracassante et bégayante, pour parler de ces inexorables mutations, de l’effondrement en cours, de la vie qui bat, toujours.
Elle fait appel à la figure du fou. Figure grandiose et pathétique, grotesque et romanesque, qui tisse l’Histoire du théâtre. Le fou, le mendiant, le voyant. Le prédicateur va-nu-pieds, l’oracle philosophe et désespéré. Celui qui dit tout haut ce que personne n’ose penser, qui ne parle qu’à coup de sincérité dans un langage non filtré. La raison a quitté le navire mais sa perception n’en est pas moins éclatante d’une vérité épique, venue de loin et d’ici-bas. Car ce faisant, ce délire qui s’exprime dans une langue heurtée, trébuchante et submergée de vagues de fulgurances, devient poésie orale brute et tribale, épopée solitaire et plurielle, chant qui abolit le temps. Passé, présent, futur, relégués en un flux immémorial et cyclique. Et nous dedans, ébahis devant la parole qui pense en dehors de toute syntaxe, devant cet afflux de mots, chaotique et cadencé, qui s’accrochent les uns aux autres pour danser dans nos têtes, cette fête du langage libre d’être impropre et sans propriétaire. Libre d’être sans laisse, sans usage à respecter, sans patte blanche à montrer, libre d’être sang. Car c’est la chair de la langue qui palpite ici. Dans ce gouffre qui touche les étoiles, ce tombeau qui est aussi le berceau de l’humanité, ce tableau qui respire et nous aspire dans ses mailles et cordages, ses tissus épars et cette robe cocon immaculée bientôt souillée du désastre.
C’est un paysage face à nous. Un paysage dévasté. Un canapé crème au fond à cour, comme un ersatz de nos intérieurs proprets. Reliquat de notre civilisation déliquescente ? Au centre, un amas, des tissus en tas, comme les restes épars d’un bidonville vidé, d’une tente de fortune délocalisée. Cette femme pythie vêtue d’un simple jogging gris perle et d’un débardeur blanc qui se pare d’un filet de pêche effiloché, entre et s’assoit face à nous. « On y va ? » Et la voilà qui plonge dans un monologue décousu et chatoyant, chargé des maux de l’humanité, chantant et désarmant, une litanie où se bousculent éclats de rire, ruptures de rythme, cercle de larmes et bouche en sang, femme symptôme se jetant sur son destin, mère aux abois, chrysalide et lambeaux de couleurs volant au vent, enfer et joie, Œdipe et Dionysos. Une fable picturale où le réel et l’imaginaire ne font plus qu’un, où chercher à comprendre n’a pas de sens. Une mythologie nouvelle, héritée des débris et soubresauts de la création qui perpétue sa mission. Marie Payen est une missionnaire. De bout en bout, elle est phénoménale. Chamane transcendé, les pieds sur terre, elle nous élève dans son cortège de mots claudicants et flamboyants.
Seule dans Je Brûle, en duo dans Perdre le Nord, Marie Payen aborde le plateau en trio pour la première fois. Et l’improvisation à laquelle elle s’adonne est partagée avec ses deux partenaires, Raphaël Chassin à la musique live et Hervé Audibert à la lumière. La tentative est inédite. A vivre, elle est cataclysmique. Assister à l’œuvre en train d’éclore, neuve et unique, est un vertige commun. A la batterie et aux machines, Raphaël Chassin habille l’espace et le temps, il use de ses percussions avec une tendresse inattendue, déploie des nappes musicales qui jamais ne parasitent le texte mais au contraire le portent, le soulèvent ou l’enveloppent. Maître des projecteurs et de la régie lumière, Hervé Audibert n’œuvre pas en retrait mais dans l’ombre de la scène, bel et bien présent cependant. Il passe de cour à jardin pour suivre à la trace notre interprète traversée. Et illumine la nuit d’un espoir secret, imagine lignes de fuite et faisceaux trouant l’obscurité. Leur trinité réunie respire l’empathie, la confiance, la fraternité, et confère à la représentation son aura singulière. Une inspirante impression de connexion.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
La Nuit c’est comme ça
Conception et écriture : Marie Payen
AVEC Marie Payen, Raphaël Chassin, Hervé Audibert
COLLABORATRICE ARTISTIQUE Leila Adham
LUMIÈRE Hervé Audibert
MUSIQUE Raphaël Chassin
SON Sébastien Trouvé
RÉGIE GÉNÉRALE Florent Payen
Production Compagnie UN+UN+.
Coproduction Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis ; Théâtre des 13 vents – CDN Montpellier ; La Comédie de Béthune – CDN Hauts-de-France.
A partir de 16 ansDurée : 1h
Du 9 au 17 novembre 2023
Théâtre Gérard Philipe, Saint-DenisDu 22 au 30 avril 2024
Plateaux Sauvages, Paris
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