
Photo Fanchon Bibille
Dans une mise en scène parfaitement composée par Clément Poirée avec des interprètes brillants, le texte puissant d’Ivan Viripaev éclaire les ressorts enfouis de l’amour et les impasses du couple. Un spectacle marquant, drôle et profond.
De quelle manière Ivan Viripaev s’empare du thème ô combien rebattu de l’amour ! Cette façon de mettre à jour les pulsions à l’œuvre dans nos relations de couple ; cette noirceur cruelle, drôle et poétique ; ce regard sans concession, mais pas sans espoir, qui scrute au plus profond des psychés. La Ligne solaire – publiée en 2015 et parue en 2018 aux Solitaires Intempestifs – résonne fortement pour qui s’est un jour embarqué dans l’aventure du couple, pour qui a connu ses crises majeures qui surgissent inexorablement avec le temps, pour qui cherche encore à savoir ce qui se passe réellement sous les formes rarement originales que prennent nos déchirements.
Clément Poirée avait monté Les Enivrés en 2018, et c’est en compagnie de deux de ses interprètes – les excellents Aurélia Arto et Bruno Blairet – qu’il poursuit son chemin avec Viripaev. L’auteur ex-russe – aujourd’hui polonais et condamné par contumace dans son pays natal pour son opposition au régime de Poutine – nous abreuve depuis le début du millénaire de textes tranchants, qui tournent en boucles, creusent leur sujet suivant la méthode de la foreuse rotative : chaque tour enclenche un nouveau qui paraît pousser encore plus loin l’exploration de nos vies. Ainsi, dans La Ligne solaire, il est 5 heures du matin quand Werner et Barbara se disputent sans relâche dans leur cuisine. Il lui propose de faire un enfant maintenant que leur crédit est remboursé et se prend comme réponse une flopée de « Nique ta mère ». Les hostilités sont lancées. Elles durent en réalité depuis 22 heures, la veille au soir ; et depuis plus longtemps encore, souterrainement, invisiblement. Certainement depuis le premier jour de ces sept années que Werner et Barbara viennent de passer ensemble.
Mais cet épisode pourrait bien être le dernier. Car on s’y affronte, on s’y engueule tellement fort, avec la vigueur et la mauvaise foi ordinaire, que les insultes fusent, que le feu des propos insupportablement blessants et la violence éruptive de tous les reproches trop longtemps ravalés, de toutes les douleurs trop longtemps contenues, laissent régulièrement le couple dévasté. Jusqu’à la violence physique. Rien de la rage qui fait bouillir les mal-aimés que nous sommes tous.te.s n’est épargné. Mais inlassablement, les deux repartent à l’assaut, comme pour un nouveau round, parce qu’iels cherchent davantage encore qu’à régler leurs comptes, parce qu’iels tentent de trouver comment il serait possible malgré tout de s’aimer. Des pauses où les deux s’imaginent danser ensemble, s’amusent à changer d’identité. Pour s’unir il faudrait sortir de soi, de ses propres murs et franchir la fameuse Ligne solaire.
Peine perdue ? On ne poussera pas plus loin l’exégèse de l’exploration amoureuse que mène Viripaev avec brio. Ses mots, sa langue sont irremplaçables, et La Ligne solaire embarque dans un véritable voyage sous les apparences, fouillant les ressorts les plus enfouis d’impasses qui ne sont peut-être pas sans issue. Dans une scénographie de lignes brisées, Aurélia Arto et Bruno Blairet savent garder concrète toute la poésie du dramaturge, ses papillons et ses vases qui volent, tout en stylisant la diction de sa prose, sans en altérer la puissance et l’effet de réel. Elle en malices nuancées, lui en puissance victimaire, tous deux soutenus par un discret et toujours opportun accompagnement sonore et musical de Stéphanie Gibert. Cette « comédie (où il est montré comment il est possible d’aboutir à un résultat positif) », telle que la présente avec pas mal d’humour son auteur, trouve dans l’énergie même que ses personnages mettent à se faire la guerre un motif d’espérer.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
La Ligne solaire
Texte Ivan Viripaev
Traduction Tania Moguilevskaia et Gilles Morel (Les Solitaires Intempestifs)
Mise en scène Clément Poirée
Avec Aurélia Arto, Bruno Blairet
Scénographie Erwan Creff
Création lumière Léa Maris
Création musicale et sonore Stéphanie Gibert
Création costumes Hanna Sjödin
Régie générale Clément ChebliProduction Théâtre de la Tempête
Soutien Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne ; Plateaux Sauvages – Fabrique artistique de la Ville de ParisLe Théâtre de la Tempête est subventionné par le ministère de la Culture et la région Île-de-France, et soutenu par la Ville de Paris.
Durée : 1h20
Festival Off d’Avignon 2024
11 • Avignon
du 2 au 21 juillet (relâche les 8 et 15), à 11h40
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