Conçu à partir d’enquêtes menées auprès de femmes de tous âges sur la place des femmes dans l’espace public, L la nuit de Jana Klein avance à mi chemin entre théâtre documentaire et western urbain pour mieux nous entraîner dans le sillon d’une trajectoire d’émancipation féminine et de changement de regard. Modifier le paradigme de l’identification aux héros populaires pour mieux préparer le terrain à être nous-mêmes les héroïnes de demain.
C’est l’histoire d’une femme. A moins que ce ne soit l’histoire de beaucoup de femmes. C’est un récit en trois chapitres, chronologiques. Enfance. Adolescence. Adulte. Avec des sorties de route, des escapades documentaires, des intrusions méta théâtrales, des doutes, des questionnements partagés et même le metteur en scène qui s’en mêle et s’immisce. Une pièce en trois actes qui n’a rien de classique. C’est un solo d’actrice rempli de voix autres. Un western urbain en cinémascope. C’est une expérience sonore immersive, casque aux oreilles. C’est du théâtre en plein air, cheveux au vent. C’est un spectacle qui s’invente sous nos yeux, qui s’interroge en direct sur sa forme, la direction à prendre, et puis s’échappe. L la nuit raconte à plusieurs niveaux l’histoire d’une femme qui prend la tangente, refuse les assignations à résidence, répond à l’appel du large, mange l’espace et suit ses rêves.
Cette femme, c’est Jana Klein et ce n’est pas Jana Klein. C’est un personnage de fiction né d’une collecte de témoignages sur la place des femmes dans l’espace public. C’est le résultat de cette récolte et de son infusion dans le corps et l’esprit d’une artiste qui décide d’aller voir ailleurs, au-delà du théâtre documentaire qu’elle a l’habitude de pratiquer avec Stéphane Schoukroun, compagnon de route de la Compagnie (S)-Vrai, ici à la dramaturgie. Compagnie rompue à explorer la lisière entre le vrai et le faux, le réel et la fiction, à se tenir sur le fil en revendiquant un théâtre documentaire qui tire ses sujets et sa matière du réel prélevé. Là, Jana Klein, à l’initiative du projet, opère une brèche passionnante dans la mécanique dramaturgique en mettant le cap sur la fiction. En s’autorisant la fiction. Mais elle n’y plonge pas directement, le récit qu’elle nous offre est le fruit d’un chemin et le public le fait avec elle. Comme s’il lui fallait ce tremplin, cette introduction, pour oser. Raconter la genèse, l’origine. Dire d’où ça vient. L la nuit, c’est aussi une comédienne qui se rebelle contre son metteur en scène, qui envoie valser la commande pour faire ce qui l’attire : écrire.
Si on dézoome, L la nuit c’est une femme qui écrit. Une actrice qui s’écrit. Sur mesure, elle se taille un texte pour elle-même, aussi moulant et scintillant que le caraco qu’elle dévoile à mi-parcours, dans un bar de nuit. Elle se coud des mots à même la peau à partir de ceux des autres, ses sœurs affranchies, ses sœurs en révolte, ses sœurs fatiguées, ses sœurs lasses mais battantes que l’on entend par trouées, comme pour rappeler que l’écriture ne se fait jamais seule, qu’elle n’éclot jamais ex nihilo mais dans ce terreau inépuisable du réel. Ce texte, il est publié depuis peu aux éditions esse que et c’est une révélation. On savait Jana Klein comédienne magnétique mais on l’ignorait autrice. C’est le cas. C’est acté. Avec ce premier (pro)jet qui en annonce d’autres. Ce texte, c’est au casque qu’on l’entend, dans l’intimité faramineuse que procure cette écoute rapprochée. Jana, elle, elle est dans le paysage. Elle se découpe au lointain, en plan américain ou en gros plan sur l’écran sans bords, elle investit l’étendue. Pas de coulisses, pas de scène, partant, pas de fond de scène.
Sur l’horizon de la ville qui s’étend sans fin et bruisse de son magma sonore, une comédienne arpente l’espace, solide, ancrée, terrienne. Son vélo est un cheval lancé à vive allure, son regard ne connaît pas de limites, et sa voix nous parvient au plus près, grave et posée. C’est comme si elle nous parlait à l’intérieur, depuis l’intérieur. La création sonore et musicale de Pierre Fruchard qui nous transporte de la ville au far west, est un enchantement, ajustée, précise, dosée à bon escient, elle se coule dans l’environnement sans jamais prendre le pas sur la voix, notre fil narratif, notre guide vers l’imaginaire qui trace une trajectoire en forme de film ou de conte. Alors notre paysage mental se superpose à la vue qui nous fait face et s’y entrelace.
Dans ce hiatus entre le vaste et le proche, entre le récit et le paysage, entre le personnage de femme, cette Calamity des temps modernes et les “témoins” interviewés, L la nuit propose un lieu où penser l’état des choses. Nos corps dans la ville, qu’en est-il ? Nos corps regardés, désirés ou dénigrés. Sans cesse jugés. Mais “L la nuit” propose aussi, et tout simplement, une histoire, et dans cette histoire, l’histoire d’une écriture qui advient, se fraie un chemin, nous parvient enfin. Jana Klein raconte une femme qui fait ce qui lui chante et lorsqu’à la fin, elle chante, vraiment, son chant est celui de la liberté, celui des oiseaux sans cage, celui de celles qui chevauchent la vie sans entrave. Avant, Jana s’est débattu, sous nos yeux, au plus près de nos âmes, pour s’émanciper des rails et du prévisible, pour enlever les couches qui cachent, pour libérer sa propre voix au milieu de celle des autres. Calmement. Dignement. Mais sans ciller, sans vaciller, sans trembler. Droite dans ses santiags noires et sa combinaison tout terrain. Le regard haut qui porte loin.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
L la nuit
Conception, écriture, jeu Jana Klein
Conception, dramaturgie Stéphane Schoukroun
Collaboration artistique Laure Grisinger
Création musicale et sonore Pierre Fruchard
Regard plastique Jane Joyet
Régie Son Paul BucheTexte publié chez esse que Éditions
Durée : 1h
A partir de 15 ansDu 19 au 22 juin 2024 à l’Atelier du Plateau (hors les murs) dans le cadre de Féria
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