Pour poursuivre son travail de longue date sur l’Histoire de l’Algérie, le metteur en scène Kheireddine Lardjam fait appel à la dramaturge Marion Aubert. Le fruit de leur rencontre, En pleine France, ne s’élève pas au-delà des évidences et des clichés qu’il entend dénoncer.
Le théâtre de Kheireddine Lardjam est nourri de ses allers-retours entre France et Algérie. Depuis la création de sa compagnie El Ajouad (les Généreux) en 1998 à Oran – qu’il quitte peu de temps après pour s’installer en France, au Creusot –, il monte de nombreuses pièces d’auteurs algériens. Après cinq mises en scène de textes d’Abdelkader Alloula, dramaturge assassiné en 1994 en Algérie par les islamistes et considéré comme un pilier du théâtre contemporain algérien, il s’intéresse aux auteurs d’aujourd’hui, à ceux qui creusent l’Histoire de l’Algérie. Regrettant leur peu voire leur absence de visibilité en France, il porte au plateau plusieurs textes de l’auteur algérien Mustapha Benfodil, qui interrogent les traces laissées par la guerre d’Algérie (Les Borgnes), les immolations par le feu dans ce même pays ou encore l’insurrection populaire du « Hirak ». Il adapte aussi le récit Désintégration d’Ahmed Djouder, où la génération dite « issue de l’immigration » prend la parole, où elle dit ses tiraillements, ses douleurs.
En matière de sujets, la dramaturge Marion Aubert est à peu près le contraire de Kheireddine Lardjam. Là où l’un s’acharne à explorer sans relâche un même sujet, renouvelant son approche en s’associant avec des auteurs différents, l’autre s’aventure dans des thématiques toujours neuves mais à travers une écriture que l’on reconnaît bien. Dans ses textes que met en scène Marion Guererro, au sein de la compagnie Tire pas la nappe qu’elle fonde avec elle et Capucine Ducastelle, Marion Aubert peut inventer le parcours d’une mystique du XXIème siècle (Mues), faire le portrait d’un acteur réel (Surexpositions (Patrick Dewaere)) ou encore interroger la notion de « liberté d’expression » à travers la vie d’une troupe de théâtre fictive… Composée d’une trentaine de pièces, son œuvre rassemble des sujets très variés grâce à une langue qui verse à la moindre occasion dans l’excès, dans un dérèglement poétique.
Le grand écart qui sépare les esthétiques, les rapports du théâtre au réel de Kheireddine Lardjam et Marion Aubert fait tout l’intérêt de la commande d’écriture passée par le premier à la deuxième. Les intentions très politiques du metteur en scène trouveraient-elles dans l’univers foisonnant, largement imaginaire de l’autrice un lieu propice où se déployer ? Et inversement, le monde aux paroles déglinguées de Marion Aubert s’épanouirait-il à l’arrivée de la bien sérieuse réflexion souhaitée par Kheireddine Lardjam sur les rapports complexes entre France et Algérie ? On a beau savoir l’écriture de Marion Aubert ouverte à tous types de propos, et se rappeler que son commanditaire n’en est pas à sa première expérience avec des auteurs sans rapport avec l’Algérie – il a par exemple travaillé avec Fabrice Melquiot –, ces questions se posaient. En pleine France y répond, confirmant toutes les inquiétudes que pouvait susciter la rencontre.
Pensée à l’occasion du soixantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, la pièce affiche d’emblée son intention de faire le bilan. Marion Aubert prend le parti de mettre en fiction sa position personnelle face au sujet : une autrice de théâtre française (Marion Casabianca) décide de consacrer une pièce aux relations entre Français et Algériens sur le sol français. Son ignorance en la matière ne fait aucun doute : si elle se lance dans cette recherche, c’est qu’elle est intimement concernée par ses enjeux. En couple avec un Français d’origine algérienne (Azeddine Bénamara), elle s’interroge sur le poids du passé sur son amour. Elle décide d’ailleurs d’écrire sa pièce avec son compagnon, qui lui soumet une autre piste d’écriture. Plutôt que fouiller dans des histoires personnelles, il souhaite parler football. Pour lui, la meilleure façon d’interroger le rapport entre le pays de ses parents et celui où il est né, c’est d’évoquer l’équipe du FLN constituée en 1958 par onze footballeurs musulmans d’Algérie afin de lutter pour l’Algérie indépendante. C’est à la fabrique de cette pièce que donne à assister En pleine France.
Au sein de ce théâtre dans le théâtre, les tropismes, les particularités de Kheireddine Lardjam et de Marion Aubert s’expriment avec une agitation constante, sans fusionner d’une manière convaincante. Succession de monologues souvent longs et répétitifs, séparés par de courtes et maladroites tentatives oniriques, la pièce fait entendre les paroles de femmes et d’hommes entretenant différents rapports avec l’Algérie. Toutes habitent un immeuble en France, et toutes s’adressent à la fois à l’autrice en pleine récolte de témoignages et au public, avec une frontalité proche du stand-up. Comme le mari, une voisine née en France de parents algériens (Marie-Cécile Ouakil) n’a de cesse que dire son malaise identitaire. Ces « identités plurielles », comme les appelle Kheireddine Lardjam, s’expriment en des cris où l’on retrouve de manière exacerbée les dérives langagières dont est friande Marion Aubert. Hélas, ces cris portent peu de pensée. Ils ne vont guère au-delà des évidences concernant l’entre-deux cultures, avec l’air un peu arrogant de qui formule une chose pour la première fois. Alors que bien des écrivains l’ont fait, dont Amin Maalouf dans son brillant essai Les identités meurtrières (1998) qui a certainement inspiré les « identités plurielles » de Kheireddine Lardjam.
Les apparitions d’un joueur de foot de l’équipe du FLN (Mohamed Rouabhi) en plein processus de création auraient pu arranger quelque peu la situation. Hélas, le parallèle qu’il dresse entre passé et présent – la pièce se situe en 2022, à la veille d’un match France-Algérie – s’arrête au stade d’un constat qui ne date pas d’hier et qui ne cesse d’être répété : le fait colonial n’appartient pas qu’au passé. Au milieu des personnages au bord de la caricature et de la crise de nerfs qui peuplent En pleine France, ce personnage manque de l’espace nécessaire pour lui apporter une véritable étrangeté, une singularité dont manquent cruellement les discours qui composent la pièce.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
En pleine France
Texte Marion Aubert
Mise en scène Kheireddine Lardjam
Avec Linda Chaïb, Marie Cécile Ouakil, Marion Casabianca, Azeddine Bénamara, Élya Birman, Mohamed Rouabhi, Issam Rachyq-Ahrad, Pauline Vallé*, Noé Lardjam
Scénographie Estelle Gautier
Chorégraphe Nedjma Benchaib
Costumes Florence Jeunet
Lumière Manu Cottin
Son Pascal Brenot
Vidéo Sébastien Sidaner
Régie plateau Thibaut Champagne
*Avec la participation artistique du Jeune théâtre national
Production Compagnie El Ajouad (Les Généreux). (Équipe administrative : Chargé de production Sylvain Éloffe, Attachée de production Marion Galon)
Coproduction Les Scènes du Jura, Scène nationale, Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne, Les Quinconces/L’Espal, Scène nationale du Mans, Théâtre du Beauvaisis, Scène nationale, Le Carré, Scène nationale, Le Carroi, La Flèche
Conventionnement DRAC Bourgogne Franche-Comté et le Conseil Régional de Bourgogne Franche-Comté
Soutien Spedidam, l’Adami, Artcena, Le Centre Dramatique National de Besançon
Durée : 2h15
Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne
Du 15 au 19 mars 2023
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