En duo, la circassienne Justine Berthillot et l’autrice Pauline Peyrade portent le roman de cette dernière à la scène. L’âge de détruire, texte noir et lumineux sur une complexe relation mère-fille, toxique comme on dit trop uniformément aujourd’hui, y confirme son originalité et sa puissance.
« L’écriture théâtrale se travaille surtout à l’oreille. L’Âge de détruire s’est écrit d’abord avec les yeux » énonce Pauline Peyrade dans une interview donnée lors de la sortie de son premier roman, l’hiver dernier. Et c’est peu de dire que son texte donne à voir. Un immeuble, un appartement, une chambre, des corps notamment… Ceux d’Elsa et de sa mère avec qui elle vit. Deux femmes seules que l’on saisit à travers une écriture froide, aux phrases courtes et aux images jaillissantes. Zooms et fragments d’une langue qui décrit autant qu’elle raconte et analyse beaucoup moins qu’elle ne suggère, tout en laissant planer par sa dureté même le sentiment d’une colère froide. Un roman remarquable autour d’une relation prise à plusieurs âges, entre une fille et sa mère. Relation âpre, baignée de solitudes et marquée par des attouchements sexuels, qui ne sont qu’une forme parmi d’autres de la violence maternelle. Mais relation d’amour ordinaire aussi. Qui se termine sur ces mots sans appel : « Nous vivons rangés, à moitié morts, à avaler tout ce qu’on nous met dans la gueule. Nous tuons les tueurs pour les soulager de tuer. Nous nous tuons nous-mêmes pour ne tuer personne. Et c’est ainsi chez le voisin, chez la voisine, dans toutes les familles. De génération en génération ».
L’âge de détruire aborde donc la famille par sa face obscure, c’est le moins que l’on puisse dire. Et il a reçu l’an dernier le prix Goncourt du premier roman. En effet, Pauline Peyrade s’est préalablement fait connaître via l’écriture dramatique. Sceneweb la suit depuis Ctrl-X en 2018 jusqu’à ces Femmes qui nagent, créé l’année dernière à Colmar. Elle et Justine Berthillot se sont rencontrées en 2015 , via le dispositif des sujets à vif du Festival d’Avignon et, depuis, ont ensemble donné naissance à Poings et Carrosse. Pour leur troisième collaboration, les deux jeunes femmes ont donc décidé de s’appuyer sur ce livre d’un nouveau genre pour Peyrade, qui reste au centre tout du long du spectacle. Tenu en mains dès les début – ah l’incomparable beauté simple, dépouillée et indémodable des couvertures des Éditions de Minuit – lu, ou plutôt dit, donné à entendre et à ressentir, dans une version très abrégée bien sûr, à deux voix alternées, qui s’articule avec les chorégraphies de Justine Berthillot dans l’atmosphère électro plutôt envoûtante créée Guillaume Léglise.
Pauline Peyrade n’est pas comédienne, dit-elle pour expliquer ce choix de mise en scène d’une lecture. Justine Berthillot, non plus. Il ne s’agissait pas d’incarner. Mais pour toutes deux de déployer ce texte dans un mouvement qui en écarte les fibres serrées, en allège l’extrême densité et lui confère ainsi une lumineuse clarté qui en préserve en même temps les zones d’ombre. Exit donc la grand-mère, relais n-1 des violences familiales, et atténuation de la place de l’inceste, mais les sentiments restent intacts. Celui de la colère contenue porté par Pauline Peyrade, visage fermé et ton impassible. Ceux exprimés par les contorsions de Justine Berthillot, corps traversé par la vie et ses souffrances, qui absorbe et rend les coups comme elle peut. L’âge 1 et l’âge 2 se succèdent, l’enfance puis quand la fille est devenue adulte. Dans le fameux appartement avec ses cloques au plafond, juste au-dessus du plus haut des deux lits superposés où dort Elsa. Sur scène, pour figurer ces vies qui ne parviennent jamais à se poser, des cartons de déménagement, une cafetière, une perceuse électrique sans fil et une masse. Qui va fracasser un mur, ou plutôt un haut cube de plâtre qui se balance en suspension. Ainsi en va-t-il du spectacle comme du texte, tout en violences et en fragilités. En percussions et en sensations. De lumières crues en ombres projetées, produit dans le temps fort des Inspirantes de la Scène Nationale des Quinconces au Mans, consacré aux écritures féminines qui posent « la création comme acte de résistance et d’émancipation », il déploie sous nos yeux, saisi sous un angle particulier, un nouveau morceau du puzzle de ces générations de jeunes femmes qui traquent les violences ordinaires des schémas familiaux et sociaux.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
L’Âge de détruire
d’après le roman éponyme de Pauline Peyrade
paru aux Éditions de Minuit en 2023, prix Goncourt du premier roman 2023
Adaptation et mise en scène : Justine Berthillot et Pauline Peyrade
Avec : Justine Berthillot, Pauline Peyrade
Scénographie : James Brandily
Création et régie son : Guillaume Léglise
Collaborateurs artistiques : Rémy Barché, Mosi Espinoza, Esse Vanderbruggen
Création lumière et régie générale : Aby Mathieu
Production et diffusion : Le bureau des écritures contemporaines (le BEC) Claire Nollez et Romain Courault
Production : Morgane
Coproductions
Les Quinconces & L’Espal, Scène nationale du Mans
Comédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace
Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines
CCNG – Centre chorégraphique national de Grenoble, dans le cadre de l’accueil studio
CN D Centre national de la danse, Lyon
Soutiens
Château de Monthelon, atelier international de fabrique artistique ;
La chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, Centre national des écritures du spectacle ; Le Centre National du Livre ; La Région Île de France pour l’ÉPAT
Remerciements
Marie Pluchart, Julie Mouton, Frédéric Cauchetier / Triptyque ProductionDurée : 1h10
Première le 15 janvier 2024
Quinconces & L’Espal, Scène nationale du Mans dans le cadre du temps fort Les Inspirantes 2024Du 11 au 23 mars 2024
Théâtre Ouvert Centre National des Dramaturgies Contemporaine, ParisLe 15 et 16 mai 2024
Comédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace
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