Julien Kosellek et Viktoria Kozlova du collectif Estrarre mettent en scène et interprètent Débris de Dennis Kelly. Ils excellent à porter le récit familial fragmentaire, drôle et monstrueux de la pièce, porté par un frère et une sœur dont le rapport au réel ne cesse d’être remis en question.
Comme souvent chez l’auteur britannique Dennis Kelly, la parole dans Débris vient après la catastrophe. Elle surgit une fois que le mal est fait, chez des êtres – tantôt innocents, tantôt coupables, souvent un peu les deux –, qui tentent d’y voir plus clair. Frère et sœur, Michael et Michelle font partie de ces personnages qui parlent pour voir comment vivre encore. Ils reviennent sur le passé, le décortiquent mais surtout s’arrangent avec pour trouver du sens malgré une violence et une laideur qui, depuis la naissance, ne les a pas épargnés. Ils se racontent leurs tragédies familiales, y ajoutent sans doute une bonne dose de fiction pour les rendre plus vivables, plus habitables. Julien Kosellek et Viktoria Kozlova du collectif Estrarre voient dans la façon dont ces deux protagonistes tissent leur récit une matière idéale pour poursuivre la recherche de formes à la frontière du jeu et du récit qu’ils mènent ensemble depuis leur Kohlhass (2016). L’intuition est excellente : dans Débris, ils trouvent une folie et une inventivité sur-mesure.
L’un en survêtement de sport, l’autre en mini-short en jean, sandales à paillettes et queue de cheval pour l’autre, Julien et Viktoria posent d’emblée les bases du rapport que leurs Michael et Michelle entretiennent avec l’enfance. Il est ambigu, problématique. Sont-ils des enfants grandis trop vite ? Des adultes en plein bain de jouvence ? Des adolescents brinquebalés entre un passé trop étroit pour eux et un avenir dont ils ne parviennent pas encore à saisir les contours ? En l’absence de didascalies de l’auteur, les deux complices de longue date décident de faire de ce flou le socle de leur proposition. Leur Débris tient ainsi du numéro d’équilibriste : menaçant toujours de faire un pas de trop dans un sens ou dans l’autre de la vie humaine, ils se tiennent l’un à l’autre, et attrapent à l’occasion le public, dont la place par rapport aux personnages est elle aussi complexe. En alternant entre adresse directe et incarnation, Julien Kosellek et Viktoria Kozlova obligent le spectateur à un déplacement permanent, périlleux.
Pour faire de Débris une belle chose, c’est donc en funambule que le collectif Estrarre envisage l’ensemble du dispositif théâtral. Et c’est ainsi qu’ils en font un lieu de fête, paradoxale mais jubilatoire. Les deux artistes, qui signent cette fois ensemble la mise en scène, n’hésitent pas à nourrir le frère et la sœur de Dennis Kelly de leurs personnalités propres. L’introduction du spectacle surtout, et les transitions entre ses différents chapitres, qui sont autant de retours en arrière dans une histoire familiale tourmentée, sanglante, sont l’occasion de retours au présent du plateau. Après avoir raconté quelque épisode horrible d’un passé familial plus incroyable à mesure qu’avance la pièce, les comédiens se situent quelques minutes à la frontière de la représentation. Ils dansent sur des tubes des années 80 ou sur la musique composée par Ayana Fuentes Uno. Ils s’étreignent, ils se battent, s’engueulent en français, en russe ou encore en letton. Entre eux, Michael et sa sœur, c’est là que les limites sont les plus floues. Mais c’est sur l’ensemble de Débris que ces petits intermèdes jettent non seulement un trouble, mais qu’ils sèment aussi une joie bien contagieuse.
Loin d’essayer de remettre de l’ordre dans le récit fragmentaire et à trous de la pièce, les comédiens et metteurs en scène s’amusent avec cette forme qui laisse place à leur imaginaire qu’ils aiment à montrer en mouvement au plateau. Ou à donner l’illusion d’une pensée qui se forme en même temps qu’elle s’énonce. Pour raconter le suicide par crucifixion du père de Michael – Michelle n’est jamais nommée ici –, Julien Kosellek installe par exemple son propre micro, ainsi que le système tout simple qui fera de son corps une ombre en forme de croix. Régulièrement, les acteurs piochent dans le fatras à hauteur d’enfant – même les chaises et les tables sont basses, dans leur scénographie –, pour en sortir ce qu’il faut pour accompagner leur parole, qui reste ainsi toujours au cœur de ces Débris. De ces ténèbres qu’elle éclaire par la simple distance qu’elle met entre un vécu traumatique et son partage avec un auditoire.
Chaque pièce du puzzle théâtral de Débris associe comique et tragique d’une manière singulière. Comme dans la pièce inaugurale, où la mort du père est une farce noire, le burlesque est souvent au rendez-vous. Et l’excès, d’une manière générale, est toujours là, comme chez lui. La mort de la mère, étouffée par un os de poulet tandis que sa fille est encore dans son ventre, en est un bel exemple dont Viktoria Kozlova se saisit en une sorte de pastiche épique. La trouvaille par Michael d’un nourrisson parmi les ordures, qu’ils surnomment Débris, est au contraire rapportée par Julien Kosellek dans un élan euphorique tout à fait disproportionné par rapport à son sujet. Gonflée à bloc, et sans cesse transformée, la parole fait douter dans Débris de toute réalité. Entre la mort, la vie, la joie, la détresse, l’amour, la cruauté très astucieusement entremêlés par Dennis Kelly, le collectif Estarre se fraie un chemin bien à lui, où l’on déambule et se perd avec joie et effroi. Car chez Dennis Kelly, l’un ne va pas sans l’autre. Le désastre est un champs où trouver et arracher des bouts d’euphorie.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Débris
Texte de Dennis Kelly, traduit de l’anglais par Philippe Le Moine + Pauline Sales
Mise en scène et jeu : Julien Kosellek et Viktoria Kozlova
Collaboration artistique : Sophie Mourousi
Musique : Ayana Fuentes Uno
Travail photographique : Paola Valentin
Crédit photo : Romain Kosellek
Production : Estrarre
Co-productions et soutiens : La grange dîmière, théâtre de Fresnes, L’E.C.A.M théâtre du Kremlin-Bicêtre, L’Ecole Auvray-Nauroy (Saint-Denis), L’Onde Centre d’Art (Vélizy), Le Théâtre Jacques Carat (Cachan), la DRAC Ile-de-France, la SPEDIDAM, le département du Val-de-Marne
Jacques Carat (Cachan)
L’Arche est éditeur et agent théâtral du texte représenté.Théâtre de la Reine Blanche – Paris
Du 25 janvier au 6 février 2022La Grange dîmière – Fresnes
Le 13 mai 2022Théâtre Jean Arp – Clamart
Le 3 juin 2022
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