Au TNS, Christine Letailleur plonge avec délicatesse et retenue dans les dernières années de cette femme irradiée et irradiante d’amour.
« Derrière chaque grand homme, il y a une femme », dit l’adage. Julie de Lespinasse est de celles-là, de ces femmes de l’ombre éclipsées par le temps, occultées par l’Histoire qui, pendant longtemps, fut écrite par et pour les hommes. Dans les années 1760, elle fut pourtant à la tête de l’un des salons les plus courus de Paris. Non loin de la rue Saint-Dominique, la trentenaire d’alors recevait ces littérateurs, philosophes, politiques et économistes aux idées progressistes, unis par leur rejet de l’absolutisme et leur fascination pour la monarchie parlementaire britannique. A son propos, Janine Bouissounouse écrit : « Julie fut en état de complicité permanente, de conspiration avec les esprits les plus avancés de ce siècle des lumières et se trouve même bien vite sur un pied d’égalité avec des hommes de génie annonciateurs d’un monde nouveau. » A commencer par d’Alembert, le co-directeur, avec Diderot, de L’Encyclopédie, dont la présence régulière a notamment contribué à faire de ce salon le « laboratoire des Encyclopédistes ».
Moins qu’à cette ébullition intellectuelle, Christine Letailleur s’intéresse, dans le spectacle qu’elle lui consacre au Théâtre National de Strasbourg, au bouillonnement intérieur de cette femme d’esprit, celui qui, dans les dernières années de sa vie, la conduit à se retrancher dans ses appartements, avec l’amour pour seule religion et le comte de Guibert pour seul Dieu. « Aimer, souffrir, le ciel, l’enfer : voilà ce à quoi je me suis vouée, c’est le climat que je veux habiter, et non pas cet état tempéré dans lequel vivent tous les esclaves et les automates dont nous sommes environnés », assume-t-elle. Entre les quatre murs de sa chambre, devenu un ersatz de couvent auquel, étant jeune, elle avait échappé, Julie de Lespinasse dédie ses jours et ses nuits à sa relation épistolaire avec Jacques-Antoine-Hippolyte de Guibert, un officier militaire dont elle s’est éprise, mais qui vit en Prusse depuis la publication – interdite en France – de son Essai général de tactique. Dans ses missives enflammées, elle se languit d’un potentiel retour, jalouse Madame de Montsauge, et se désespère de ne pas, toujours, obtenir de réponse de la part de celui qu’elle aime. C’est que, de l’autre côté, Guibert, de onze ans son cadet, ne nourrit pas tout à fait les mêmes sentiments à son égard, et s’apprête à se marier avec Mademoiselle de Courcelles.
Pour regarder brûler ce feu passionnel qui, peu à peu, va entièrement consumer l’amante éplorée, Christine Letailleur entremêle, avec la délicatesse d’une dentellière, la biographie que Pierre de Ségur lui avait consacrée et une partie des lettres qu’elle avait envoyées au colonel de Guibert. Au long de ce monologue – « supportable quand on peut se dire : je suis seule et, cependant, je suis entendue », écrit Julie de Lespinasse –, se découvrent ses parts d’ombre et ses puits de lumière, son lourd passé – celui d’une « bâtarde » que ni sa mère, ni son père, Gaspard de Vichy, n’ont souhaité reconnaître pour protéger le secret de leur liaison – et ses amours miroirs, comme ceux du fidèle, mais insatisfait, d’Alembert et du marquis de Mora, qui, malade de la tuberculose, mourut sur la route qu’il avait empruntée, depuis l’Espagne, pour tenter de la revoir une dernière fois. S’impose aussi une femme de caractère, en avance sur son temps, décidée à « s’enivrer de ce plaisir exquis » qu’à quarante ans passés la société lui refusait.
Cette romantique d’avant le romantisme, Christine Letailleur la projette dans une scénographie en forme d’espace mental, d’où jaillissent un fantôme, celui de Mora, et une voix, celle de Guibert, qui, réels ou inventés, nourrissent ses « regrets les plus déchirants » et participent à son mortel tourment. Astucieux dans sa mécanique évolutive, ce dispositif, signé Emmanuel Clolus, prend un tour organique lorsque, grâce aux projections vidéo de Stéphane Pougnand, il se met au diapason des états d’âme de Julie de Lespinasse, tantôt recouvert de neige quand son cœur se glace, tantôt pris de tremblements quand son esprit enfiévré s’embrume, et se métamorphose au gré des flux et des reflux de son lyrisme effréné. Un lyrisme à ce point transcendant que la mise en scène sage et appliquée de Christine Letailleur peine parfois à le suivre et à en restituer toute la flamboyance, ravageuse pour les êtres. Au côté de Manuel Garcie-Kilian, qui transforme Mora en ectoplasme maniéré, Judith Henry opte pour une incarnation juste, mais toute en retenue, trop sans doute, au soir de la première, pour faire totalement battre nos cœurs au rythme de celui de l’irradiée et irradiante Julie. Reste que, en la faisant sortir de l’ombre, où elle était jusqu’ici amplement cantonnée, et en donnant à entendre sa langue d’où naissent bien des fulgurances, Christine Letailleur a rempli, à son endroit, une large part de son contrat.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Julie de Lespinasse
d’après la biographie Julie de Lespinasse de Pierre de Ségur et les lettres au colonel de Guibert
Adaptation et mise en scène Christine Letailleur
Avec Judith Henry, Manuel Garcie-Kilian et la voix d’Alain Fromager
Scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur
Lumière Grégoire de Lafond
Son Emmanuel Léonard
Vidéo Stéphane Pougnand
Enregistrement piano Lawrence Lehérissey
Assistanat à la mise en scène Stéphanie CosseratLes costumes sont réalisés par les ateliers du TNS.
Christine Letailleur est metteure en scène associée au TNS.
La biographie Julie de Lespinasse de Pierre de Ségur est publiée aux éditions Calmann-Lévy, 1905.Durée : 1h20
Théâtre National de Strasbourg
du 25 avril au 5 mai
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