Seul en scène, le comédien et metteur en scène Jean-Yves Ruf porte une nouvelle autobiographique de Blaise Cendrars, J’ai saigné. Délicatement, il met le mouvement perpétuel de Cendrars au ralenti. Le temps de revenir sur l’expérience de la guerre. Sur son traumatisme qui est aussi source d’un nouveau regard sur la vie.
C’est à pas feutrés, presque en catimini, que Jean-Yves Ruf entre sur une scène où les signes de l’abandon se mêlent à ceux du présent, de l’activité. Lorsqu’il se plante devant quelques meubles renversés, cassés, près aussi de chaises entières, bien debout sur leurs pieds, le comédien et metteur en scène s’inscrit dans l’espace ambigu qui lui est imparti. Vêtu d’un costume noir, dont on remarque que ne sort qu’un bras sur les deux, il semble appartenir autant à aujourd’hui qu’au passé. Les premiers mots qu’il prononce, « Champagne, 1915 », ont beau faire référence à une période révolue, ils nous sont adressés de telle manière que le présent du plateau se superpose pour nous parfaitement au moment de la Première Guerre Mondiale dont est bientôt question. L’actuel ne disparaît pas derrière le passé, il en fait ressortir toutes les violences. Il en souligne tous les questionnements.
Le comédien d’aujourd’hui a beau incarner l’écrivain dont il porte les mots, Blaise Cendrars (1897-1961), il ne s’éclipse pas tout à fait. À travers le texte un texte peu connu, J’ai saigné, il cohabite avec lui. Tout en nous ramenant « au lendemain de la grande offensive ratée, quarante-huit heures après l’amputation » de l’auteur qu’il affirme lire depuis l’adolescence, Jean-Yves Ruf dit quelque chose de lui-même, de son aventure théâtrale. À sa manière discrète, humble de porter la nouvelle de Cendrars, il exprime sa recherche plus encore que ses trouvailles. En décidant de n’utiliser que le minimum d’éléments qui séparent le jeu de la lecture, il met en scène sa rencontre avec une écriture qui est seulement l’une des très nombreuses manières dont s’est exprimé Blaise Cendrars tout au long de son riche parcours littéraire. Le face à face met en pause le « mouvement perpétuel » de Cendrars, le temps de nous arrêter sur l’une de ses recherches.
J’ai saigné, on l’aura compris, relève de la veine autobiographique de Blaise Cendrars, qui a bourlingué dans l’écriture autant que dans le monde, en développant à la fois une œuvre poétique et romanesque, en s’illustrant aussi du côté de l’essai. Publiée en 1938 dans le recueil La vie dangereuse, première partie de mémoires dont le second volume s’intitule La Main coupée (1948), la nouvelle choisie par Jean-Yves Ruf est pour son auteur un moyen de revenir sur une expérience vécue pendant la guerre : son amputation suite à une blessure causée par un éclat d’obus, sur le front de Champagne où il se bat comme engagé volontaire de la Légion étrangère, et surtout sa convalescence dans un hospice religieux de Châlons-sur-Marne (maintenant Châlons-en-Champagne). Peu importe que la dimension autobiographique des œuvres de Cendrars présentées comme telles soit souvent contestée : la leçon de vie et de mort qui s’y déploie avec un langage à la fois brut et ciselé, délicat, nous parvient entièrement.
En s’emparant de J’ai saigné avec un calme que l’on ne prend guère longtemps pour du détachement, Jean-Yves Ruf prolonge le geste d’écriture de l’auteur, riche des 23 ans écoulés depuis les faits racontés. En témoignant par sa grande retenue de sa lecture fine et du respect qu’il voue au texte de Cendrars, le comédien et metteur en scène met aussi en avant le recul de l’auteur au moment où il décrit son séjour à Châlons-sur-Marne, dominé par la figure magnifique, généreuse, de l’infirmière-major de l’hôpital, Madame Adrienne. Assisté à la mise en scène par Jean-Christophe Cochard, auprès de qui il avait joué le même rôle dans le solo Figure Péguy (2016), Jean-Yves Ruf met ainsi sinon en pause, du moins au ralenti le mouvement perpétuel vers laquelle tendait l’auteur-bourlingueur. Sans atténuer ainsi l’horreur, les souffrances physiques et morales des patients décrites par l’auteur, sans faire non plus de celui-ci un héros lorsqu’il passe son temps à tenter d’améliorer le moral des troupes décimées, la pièce invite ainsi le spectateur à aller vers Cendrars, à voyager vers lui pour continuer de mettre en mouvement une pensée et une poésie qui n’ont cessé de se déplacer du vivant de leur auteur.
Anaïs Heluin
J’ai saigné
Texte Blaise Cendrars
Mise en scène Jean-Christophe Cochard et Jean-Yves Ruf
Scénographie Aurélie Thomas
Création lumière Christian Dubet
Régie lumière Arno SeghiriAvec Jean-Yves Ruf
Production Chat Borgne Théâtre
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Coproduction Le Préau – Centre Dramatique National de Normandie-Vire et Espace des Arts, Scène nationale Chalon-sur-Saône
Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux SauvagesLe Chat Borgne Théâtre est une compagnie conventionnée par la DRAC et la Région GRAND EST.
Durée : 1h20
Les Plateaux Sauvages – Paris
Du 29 novembre au 11 décembre 2021
Maison des arts du Léman-Thonon – Thonons-les-Bains
Les 1er et 2 mars 2022
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