En compagnie de sa fidèle troupe de comédiens français, le directeur du Théâtre National Populaire de Villeurbanne remet la pièce de Nicolaï Erdman sur le métier, et lui fait perdre, en accentuant ses traits comiques, une partie de sa cruauté originelle.
Avec Le Suicidé, Jean Bellorini n’en est pas à ce coup d’essai. Invité, en 2016, au Berliner Ensemble pour prendre les commandes de sa troupe iconique – une première pour un Français –, le metteur en scène avait déjà jeté son dévolu sur cette pièce de Nicolaï Erdman, sans doute, et injustement, plus méconnue que d’autres. Ne parlant pas un traître mot d’allemand, il avait dû trouver un subterfuge pour diriger les comédiennes et les comédiens de l’institution berlinoise. L’artiste, particulièrement sensible à la musicalité des textes, s’était alors installé au piano pour traduire ses intentions et guider à l’oreille les uns et les autres. Résultat de ce joli procédé, le spectacle, repris quelques mois plus tard au Théâtre Gérard-Philipe, suivait à la perfection le rythme imprimé par le dramaturge russe, celui d’une mécanique implacable qui, sous ses airs comiques, tente de pousser un homme au suicide, et provoque, par ricochet, la mort d’un autre.
Cet homme, c’est Sémione Sémionovitch pour qui tout commence sur un malentendu. Réveillé en pleine nuit par une faim tenace, il se dispute avec sa femme, Maria, et la menace de pousser bientôt son « dernier soupir ». Alors qu’il est en train d’engouffrer un saucisson de foie, son met préféré, dans la cuisine de l’immeuble communautaire où il réside, son épouse est persuadée qu’il veut en finir et appelle sa mère, Serafima, et ses voisins à l’aide. Il n’en faut pas plus pour que la rumeur du suicide prochain de ce chômeur sans-le-sou se répande telle une traînée de poudre. Bientôt, une ribambelle d’individus se pressent chez lui pour tenter de tirer profit de ce funeste projet, et le tourner à leur avantage. Pris à son corps défendant dans cette spirale infernale, Sémione Sémionovitch ne tarde pas à y voir un levier pour acquérir une certaine reconnaissance, et devenir enfin quelqu’un dans cette URSS de la fin des années 1920 où les femmes et les hommes ne sont plus que les rouages anonymes d’une broyeuse inhumaine.
De l’expérience de Jean Bellorini avec le Berliner Ensemble, cette nouvelle production conserve quelques traces, voire certains clins d’œil – la scène du banquet façon cabaret, la reprise du Creep de Radiohead ou le cercueil ouvert aux quatre vents pour ne citer que ceux qui reviennent immédiatement en mémoire –, mais elle échoue à préserver le subtil équilibre qu’il avait précédemment su bâtir entre dynamique comique et drame sous-jacent. En prenant plus radicalement le parti du « vaudeville soviétique », le metteur en scène pousse l’essentiel de ses comédiens à la limite du cabotinage et vide les personnages d’Erdman d’une partie de leur substance. Patiemment dessinés par le dramaturge russe, ils incarnent pourtant cet ensemble de figures – l’homme d’Église, l’écrivain raté, le commerçant arriviste, l’intellectuel revanchard, le marxiste patenté… – qui, réunies en meute, pulvérisent l’individu à force de le vampiriser.
Perdant en cruauté, la pièce, portée par une langue qui ne cesse d’achopper et une dynamique dramaturgique qui n’en finit plus de se précipiter, ne parvient pas non plus à renouer avec son rythme naturel, pour le moins effréné. Surtout, la convocation directe du temps présent voulue par Jean Bellorini paraît se faire au forceps. Symboliquement fortes, l’irruption de la voix de la metteuse en scène russe en exil Tatiana Frolova, invitée à lire une lettre que Mikhaïl Boulgakov avait envoyée à Staline pour tenter de réhabiliter Nicolaï Erdman, et la diffusion de la vidéo du rappeur russe Ivan Petunin, qui s’est, en septembre dernier, donné la mort pour éviter d’être mobilisé en Ukraine, semblent un brin plaquées. Comme si le metteur en scène avait eu besoin de ces béquilles pour raccrocher l’oeuvre du dramaturge russe à notre monde, alors que dans sa façon de dénoncer, par la bande, les micro-ravages d’un pouvoir despotique et d’un individualisme féroce elle se suffisait largement, et beaucoup plus subtilement, à elle-même.
Malgré tout, Jean Bellorini prouve, une nouvelle fois, qu’il est un homme de troupe, en mesure d’insuffler au plateau cette envie de vivre qui permet aux personnages du Suicidé de survivre. Des costumes de Macha Makeïeff aux lumières, de la scénographie de Véronique Chazal à la musique jouée avec entrain par Marion Chiron, Anthony Caillet et Benoît Prisset, tout concourt à créer une ambiance scénique séduisante et vectrice d’une énergie débordante. Transcendé par cette atmosphère, François Deblock réussit à sortir du lot et à faire de Sémione Sémionovitch l’homme paradoxal qu’il est, à la fois gauche et lâche, anti-héros soumis et premier de cordée malgré lui, capable, pour peu qu’elle en vaille la peine, de brûler la vie par les deux bouts.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Suicidé, vaudeville soviétique
Texte Nicolaï Erdman
Traduction André Markowicz
Mise en scène Jean Bellorini
Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Clément Durand, Anke Engelsmann, Gérôme Ferchaud, Julien Gaspar-Oliveri, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Damien Zanoly et la participation de Tatiana Frolova
Cuivres Anthony Caillet
Accordéon Marion Chiron
Percussions Benoît Prisset
Collaboration artistique Mélodie-Amy Wallet
Scénographie Véronique Chazal, Jean Bellorini
Lumière Jean Bellorini, assisté de Mathilde Foltier-Gueydan
Son Sébastien Trouvé
Costumes Macha Makeïeff, assistée de Laura Garnier
Coiffure et maquillage Cécile Kretschmar
Vidéo Marie AngladeProduction Théâtre National Populaire
Coproduction Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne ; Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production ; La Coursive – scène nationale de La RochelleLa texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.
Durée : 2h25
Théâtre National Populaire de Villeurbanne
du 15 au 17 décembre 2022, puis du 6 au 20 janvier 2023Opéra de Massy
les 27 et 28 janvierMC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, en co-accueil avec le Théâtre Nanterre-Amandiers
du 9 au 18 févrierLa Coursive, Scène nationale de La Rochelle
les 1er et 2 marsEspace Legendre, Théâtre de Compiègne
le 9 marsLa Criée, Théâtre national de Marseille
du 16 au 18 marsMaison de la Culture d’Amiens
les 12 et 13 avril
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