Quel est l’effet sur les individus de la prolifération des algorithmes ? La question paraît relever davantage de la science que du théâtre. Mais elle a donné naissance à cet étonnant et très réussi J’ai un nouveau projet écrit et mis en scène par Guillermo Pisani qui scrute avec brio la marchandisation numérique de nos vies.
Quelque part, c’est un peu Plus belle la vie cette pièce. En effet, l’action se passe au Woody’s market, un café ordinaire où se croisent la grande majorité de ses 30 personnages. Parmi eux, par exemple, un trio de serveurs qui n’arrive pas à se mettre d’accord sur le partage des heures de week-end. Un client buveur invétéré qui ne paye jamais son ardoise. Ou encore une naturopathe livreuse à vélo qui a un enfant en garde partagée et se retrouve en proie à d’insolubles problèmes d’emploi du temps. J’ai un nouveau projet prend donc la vie du côté ordinaire en même temps qu’il s’en réfère à Debord, Whitman et aux futuristes, cause startup, openspace et coworking tout en critiquant le mécanisme introduit par les traités internationaux qui donnent toute puissance aux tribunaux d’arbitrage en cas de conflit entre une multinationale et un État. Un petit grand écart. Mais telle est notre société. Truffée d’applications qui téléguident nos surfs et nos comportements, travaillée par l’obsession de la performance que véhicule une novlangue managériale qui n’a pas peur du ridicule et toujours peuplée d’êtres humains absolument pas disruptifs, si semblables et éternels dans leur besoin de donner sens à leur vie et plus prosaïquement de s’en sortir au jour le jour. C’est une société monde, donc, dans sa diversité, ses facettes multiples et disparates que fait naître J’ai un nouveau projet. Le tout dans ce microcosmos du Woodys Market, bar parisien ordinaire autour duquel se multiplient les espaces de coworking.
Fil rouge de l’action : Pau, startupeuse humaniste veut créer l’appli révolutionnaire, celle qui redonnera de l’humanité à nos vies, en dehors de tous ces algorithmes qui programment nos repas, nos lectures, nos trajets, nos aventures sexuelles et amoureuses…etc. Soigner le mal par le mal en somme. En rendant nos vies à la vie, au vide et à l’imprévu. Jamais cette appli n’abolira le hasard, souhaite Pau, qui recrute pour cela un mathématicien dépressif et génial et un référenceur hyperactif qui ne sait pas très bien où il en est.
En fond de scène, les machines tournent à fond. Dans une gymnastique impressionnante, s’affichent successivement ou en simultané les écrans d’ordi et de téléphone des personnages qui traversent le plateau. Adopte, Skype et autre Instagram, notre quotidien est cannibalisé par le numérique et le spectacle représente brillamment la dissociation de nos existences, entre l’être là et l’être ailleurs. Et s’attache ainsi à penser un monde où tous nos faits et gestes, nos interactions sont désormais monétisés.
Suivant le schéma qu’on attribue volontiers aux séries télé de l’entrelacement des narrations – dont Guillermo Pisani a peut-être plutôt trouvé modèle chez Rafaël Spregelbrud, l’auteur argentin dont il est également le traducteur – les trajectoires des 30 personnages s’entrecroisent donc dans une grande fluidité au gré des très rapides changements de rôle des interprètes. Jusqu’à se rejoindre, évidemment, un 4 juin susceptible de faire table rase du passé. Dans ce ballet millimétré et envoûtant, les acteurs excellent à naviguer entre registre naturaliste et exubérance théâtrale. Quelques belles tirades qui mêlent l’intellect et l’enthousiasme leur ont été concoctées. Et Marc Bertin, Sol Espèche, Pauline Jambet, Maxime Le Gall (en alternance avec Benjamin Tholozan) et Julien Villa donnent des couleurs très variées à leurs personnages dans un tournoiement qui reste pourtant toujours maîtrisé, empreint d’un certain calme. Communauté de personnages tous pris d’une manière ou d’une autre dans les logiques de notre société, dominants ou dominés qui cherchent à s’en extirper, ils composent ce mille-feuilles sociétal qui permet à la pièce de labourer profondément son sujet. Pisani multiplie ainsi les approches : lecture sociologique, politique, humoristique ou terre-à-terre du sujet : nos existences voudraient échapper à cette folie programmatrice qui les enferme de tous côtés. Il leur faudrait pour cela le courage de se reconfronter au vide ontologique de nos vies tout autant que la capacité à constituer des communautés actives. Le Woody’s Market, s’il ne devient pas un espace de coworking, constituerait pour cela un lieu parfait.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
J’ai un nouveau projet de Guillermo Pisani
Avec
Marc Bertin,
Sol Espeche,
Pauline Jambet,
Maxime Le Gall, Benjamin Tholozan (en alternance)
Julien Villa
Production : Compagnie Le Système pour devenir invisible
Coproduction : Comédie de Caen – CDN de Normandie
Avec la participation du DICRéAM et l’aide de la SPEDIDAMSpectacle tout public à partir de 15 ans
Durée du spectacle : 2h20Théâtre de la Tempête
Du 04 au 21 novembre 2021
du mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 16h30
Salle Copi
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