À La Villette, le metteur en scène belge adapte le roman en terrain pédocriminel de l’écrivain néerlandais Lucas Rijneveld et provoque, par excès de naturalisme et de mimétisme, le dégoût plus que la sidération.
Sous la houlette d’Ivo van Hove et de son fidèle scénographe Jan Versweyveld, la scène de la Grande Halle de La Villette s’est transformée en ferme d’Épinal. Baigné par une lumière à ce point blanche qu’elle en devient presque irréelle, le plateau est recouvert de foin, dont l’odeur est perceptible jusque dans les gradins, de quelques bottes de paille, de grands bacs de pâturage, qui trahissent la présence de bovins, et même d’un trampoline, qui trahit, quant à lui, la présence d’un enfant, ou plutôt d’une enfant. Sous un ciel bleu presque sans nuages, symbole d’un été étouffant, cette ferme a l’allure d’un havre de paix, d’un refuge, mais n’est, en réalité, que le résultat de la projection mentale d’un homme, surnommé Kurt, qui, depuis la prison où il croupit désormais, rejoue les événements qui l’ont conduit derrière les barreaux. De son esprit, naissent, en plus de sa propre personne, quatre individus qui, à des échelles différentes, par leur action ou leur inaction, vont participer au drame qui peu à peu se noue. Dans cette campagne hollandaise où la purée de pommes de terre sert de principale pitance, un fermier et sa fille de 14 ans accueillent à bras ouverts ce vétérinaire qui les aide à lutter contre la grippe bovine qui menace tout leur cheptel. Tandis que le fils du véto, juché sur une vieille mobylette, s’invite à intervalles réguliers au coeur de l’exploitation, sa femme, Camillia, seul personnage à être gratifié d’un prénom, reste à l’écart, délaissée par un mari qui passe le plus clair de son temps chez son client, notamment auprès de la jeune adolescente.
Et pour cause. À mesure que le récit avance, l’homme se révèle être un pédocriminel. 35 ans plus vieux que sa proie, il assure, comme d’autres avant lui, être tombé sous son charme, jusqu’à développer pour celle qu’il qualifie de « jeune élue » une obsession maladive et une fascination malsaine. En face, l’adolescente semble d’abord profiter, en toute simplicité, de l’insouciance de son jeune âge, mais apparaît bien vite comme une enfant fragilisée. Hantée par la mort de son petit frère, survenue quelques années plus tôt, marquée par le départ de sa mère, négligée par un père qui, pour ne pas regarder son malheur en face, s’est réfugié dans le travail, elle pense, comme pour le reste, avoir une responsabilité dans les attentats du 11-Septembre, dialogue régulièrement avec Freud et Hitler, admire les membres du « club des 27 », à qui elle souhaiterait plus tard ressembler, y compris dans leur décès prématuré, et entretient une monomanie pour les animaux, à travers lesquels elle projette un potentiel changement de sexe. Du crapaud qui « pisse debout » à l’os du pénis de la loutre, en passant par la figure de l’oiseau qui, grâce au pouvoir de ses ailes, pourrait lui permettre, un jour, de s’envoler pour échapper à une vie dont, déjà, elle ne veut plus, la jeune fille souhaite échapper à sa condition. De ces failles psychologiques, le vétérinaire ne tarde pas à se servir pour, le plus progressivement possible, construire son « nid ». Jaloux de son fils qui semble, d’abord, avoir les faveurs de la jeune femme, il lui apporte la présence et le réconfort dont elle manque tant, se sert de sa monomanie animalière comme d’un levier, organise son absence pour jouer avec sa peur de l’abandon et utilise, surtout, le même mode de communication que l’adolescente, fondée, de Nirvana à Whitney Houston, sur des refrains, non dénués d’ambiguïtés, de la pop culture. Petit pas par petit pas, protégé par ce masque qu’il sculpte patiemment, l’homme bâtit alors cette emprise qui lui permet d’arriver à ses fins.
Paru en 2022 à la suite de son premier roman, Qui sème le vent, le livre du Néerlandais Lucas Rijneveld avait, au moment de sa sortie aux Pays-Bas, fait l’effet d’une bombe. Inspiré du vécu de l’auteur non-binaire, ce monologue adressé par un criminel à sa victime avait, dans sa façon, une fois de plus, de donner la parole à l’agresseur plutôt qu’à l’agressée, suscité un début de polémique légitime. Sans doute conscient du côté très sulfureux de ce texte, Ivo van Hove procède, dans l’adaptation théâtrale qu’il en livre, visiblement, et logiquement, avec la main qui tremble et la volonté de ne pas en rajouter. Encore davantage qu’à l’accoutumée, le metteur en scène belge adopte un parti-pris scénique strictement naturaliste qui, à la manière de l’oeuvre de Lucas Rijneveld, décortique couche après couche, strate après strate, la mécanique d’une emprise pédocriminelle. Tandis que la langue brutale, née dans un esprit malade, de l’auteur néerlandais résonne dans toute sa crudité à la limite, parfois, du supportable – citons par exemple ces mots qui, à eux seuls, font froid dans le dos : « Je rampais insensiblement sous ta peau, à la manière de la grande douve du foie dans un bovin, une plus belle métaphore ne m’est pas venue : j’étais un parasite » –, le metteur en scène adopte volontairement, et singulièrement, le rythme méticuleusement lent du prédateur qui, pour ne pas risquer d’effrayer sa proie, est contraint d’avancer à tâtons.
Las, ce qui, porté par le pouvoir d’évocation de la littérature, peut faire des ravages à la lecture, s’avère beaucoup moins pertinent, et percutant, sur un plateau de théâtre. Ainsi transposée, la lenteur originelle prend la forme d’une curieuse langueur et la ferme idyllique des débuts a toutes les peines du monde à devenir un véritable cloaque. Alors que tout est scéniquement mis sur le même plan, dans un décor trop immuable où les différentes strates du passé se confondent, comme si, à travers les yeux du pédocriminel, les abus incestueux dont il avait été victime lorsqu’il était enfant pouvaient, de façon réductrice, voire problématique, expliquer son comportement d’adulte déviant, le spectacle patine et les personnages s’enlisent, comme s’ils étaient piégés par l’éternel retour du même qui, à force d’être répété, perd de sa puissance.
Loin de la stratégie du choc dépliée par le roman, qui mériterait, pour peu qu’on veuille le porter à la scène, une série de coupes drastiques, l’adaptation d’Ivo van Hove souffre d’une direction d’acteurs mal aiguisée, qui repose sur le seul talent d’Eefje Paddenburg et d’Hans Kesting, mais aussi de sa volonté de tout montrer. Contrairement au Voyage dans l’Est, récemment mis en scène par Stanislas Nordey, où, de façon glaçante, les détails de la relation incestueuse avaient lieu à couvert, tout, y compris la scène du viol final, est ici représenté. Et le metteur en scène de toucher aux limites du théâtre qui, lorsqu’il se contente d’une logique purement mimétique, se prive de la capacité d’amplification de l’imaginaire et assèche bien souvent la violence du réel. Attendu comme un coup de poing, Mon bel animal se réduit alors à une longue, répugnante et sanguinolente descente aux enfers qui provoque davantage de dégoût que de sidération.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Mon bel animal
d’après le livre de Lucas Rijneveld
Réalisation et adaptation Ivo van Hove
Avec Hans Kesting, Eefje Paddenburg, Katelijne Damen, Bart Slegers, Minne Koole
Adaptation de l’accompagnement et conseils dramaturgiques Bart Van den Eynde
Scénographie et éclairage Jan Versweyveld
Costumes An D’Huys
Paroles de chansons Lucas Rijneveld
Composition des chansons Wende Snijders et Koen van der Wardt
Musique et conception sonore George Dhauw
Conception vidéo Christopher Ash
Musicien Roos van TuilProduction privée Marcelle et Joost Kuiper, Hans Peter Sauerwein
Avec le soutien de Ammodo
Ce spectacle est soutenu par le Performing Arts Fund NLDurée : 2h20
La Villette, Grande Halle, Paris
du 28 au 30 mars 2024
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