Ahmed Madani aurait dû créer le 5 novembre le troisième volet de sa trilogie Face à leur destin, où il met en scène des jeunes de quartiers populaires. Fragilisé par l’annulation de ses premières dates, il nous exprime sa nécessité de conserver un lien avec les territoires qui l’intéressent et avec ses habitants.
Pour la plupart des neuf jeunes interprètes d’Incandescences, le troisième volet de votre trilogie Face à leur destin, cette aventure théâtrale est la première. Comment vivez-vous tous l’ajournement de la rencontre avec le public ?
Avec des comédiens professionnels déjà, une pièce ne peut à mon avis être considérée comme achevée que lorsqu’elle se confronte à un public. C’est encore davantage le cas avec des interprètes qui ne sont pas du métier. Comme ceux de Illumination(s) et de F(l)ammes, les deux premiers volets de ma trilogie qui fait l’état des lieux d’une jeunesse – et, partant, d’une époque –, les comédiens d’Incandescences ont une fragilité qui fait leur force dans le spectacle, à condition qu’il se joue. Une première expérience théâtrale doit s’entretenir, se consolider au plateau, surtout avec des jeunes dont la situation économique ne permet pas d’attendre indéfiniment de pouvoir reprendre le travail. Si la fermeture des théâtres durent, beaucoup risquent de devoir reprendre une autre occupation rémunérée. Nous tentons de l’éviter en leur donnant accès au statut de l’intermittence, chose que le contexte rend difficile.
Vous travaillez aussi beaucoup avec votre compagnie en milieu scolaire. Cette activité est-elle également suspendue ?
Non, heureusement. Dans la trilogie Face à leur destin, chaque grande forme est accompagnée d’une forme légère, conçue pour se jouer dans des écoles et autres lieux non-théâtraux. Avant Incandescences, j’ai ainsi créé avec une interprète de F(l)ammes le seul en scène Au non du père, une performance-spectacle où Anissa A raconte sa quête de son père. Si nous n’avons pu créer comme prévu Incandescences à Vernouillet (28) – nous n’avons fait qu’un filage devant quelques personnes, ce qui était indispensable pour nous tous, afin d’avoir des premiers retours –, les représentations scolaires de cette autre pièce ont pu être maintenues. Elle va continuer de tourner, ce qui me semble d’autant plus important que cette rentrée est très tendue.
En plus du Covid, l’assassinat de Samuel Paty place en effet le corps enseignant dans une grande difficulté à enseigner. Quel peut selon vous être le rôle du théâtre, et en particulier de Au non du père dans ce contexte ?
Je défends un théâtre qui sort de son entre-soi, qui va à la rencontre de l’autre et suscite l’envie chez son spectateur de faire de même. Les quartiers populaires subissent une forme d’apartheid que l’on reproche à ses habitants, alors que cette séparation leur a été imposée. Depuis Illumination(s) jusqu’à Incandescences, j’ai pu observer l’aggravation de ce phénomène, qui s’inscrit dans un durcissement général des rapports sociaux dont ont par exemple témoigné les gilets jaunes. Avec la trilogie Face à leur destin, je souhaite contribuer à briser les préjugés qui créent la fracture sociale. Lors des échanges qui suivent chaque représentation de Au non du père, il est d’ailleurs intéressant de constater que les collégiens et lycéens ne sont pas en premier lieu touchés par la forme théâtrale de la proposition, mais plutôt par la force du récit et celle de l’interprète. C’est là le théâtre que je recherche. Un théâtre qui se fait presque oublier, qui s’intéresse avant tout au vivant.
Un théâtre qui, on l’imagine, s’accommode mal de la captation, très pratiquée ces temps-ci ?
Il est complètement exclu pour moi d’avoir recours à ce type de medium. Il me faut une friction avec le public. Sans elle, le théâtre ne peut jouer le rôle social et politique que je lui prête. À l’heure où le théâtre est passé sous silence par le gouvernement, il faut affirmer notre art de la présence. C’est aussi une chose importante pour les théâtres, qui ont besoin de reprendre leur place au cœur de la cité. Ils ont besoin de régénérer leur public, et ce n’est pas en leur proposant des contenus vidéos qu’ils pourront intéresser les nouvelles générations. Celles-ci sont déjà abreuvées de virtuel ; le défi consiste à les intéresser au vivant. Cela relève à mon avis d’un état d’urgence pour les théâtres, qui risquent sinon de devenir des coquilles vides.
Mettre en scène des jeunes de quartiers populaires est votre manière de répondre à cet état d’urgence.
J’entretiens depuis la naissance de ma compagnie en 1987 un lien fort aux quartiers populaires, qui s’est exprimé de manières diverses. Mais depuis Face à leur destin, travailler avec des jeunes non-professionnels issus de quartiers populaires est en effet ma manière de répondre au problème. Je le fais toutefois avant tout pour ces jeunes. Je dirais que je pratique un théâtre de la prise de conscience et de confiance, en premier lieu pour les protagonistes de mes pièces. Mon plus grand souhait, c’est qu’au cours de notre aventure commune, ils apprennent à avoir plaisir à être eux-mêmes, sans honte. Qu’ils arrivent à voir les origines de leurs parents, leur religion, leur langage comme des richesses et non comme des handicaps. Ce travail vise aussi bien sûr les spectateurs : en leur donnant à voir et à entendre une partie de la société qui est soit invisible, soit traitée par les médias d’une manière mensongère, déformante, j’espère permettre un changement de regard. Et ouvrir la possibilité d’un dialogue.
Après avoir mis en scène un groupe de garçons dans Illumination(s) puis un groupe de filles dans F(l)ammes, c’est avec une distribution mixte que vous travaillez dans Incandescences. Pourquoi ?
dans mon travail, chaque nouvelle création est intimement liée à celle qui la précède. Déjà, l’un des personnages d’Illumination(s) est issu de Je marche dans la nuit par un chemin mauvais, pièce en partie autobiographique où un jeune homme découvre à travers son grand-père les violences de la guerre d’Algérie. Et dès que je créée Illumination(s) avec neuf jeunes garçons de la cité du Val Fourré, qui rencontre un beau succès, on me demande ce qu’il en est des femmes. C’est une évidence : il faut leur donner la parole. Je pars donc très vite à la rencontre de jeunes femmes de banlieue parisienne, et deux ans plus tard F(l)ammes voit le jour. Pour terminer il était évident de mêler filles et garçons. Même si je ne savais pas du tout ce qui allait en ressortir, de quoi une telle pièce pourrait parler ?
Pourquoi avoir opté pour le sujet le plus intime qui soit : l’amour ?
Je veux chaque pièce de la trilogie ait sa couleur, son sujet central. Dans la première, il s’agissait de la guerre d’Algérie. Dans la seconde, il est beaucoup question du rapport mère-fille et de la place de la femme dans la cité. Le thème d’Incandescences s’est imposé très vite lors des stages que j’ai donnés auprès de jeunes gens dans différentes villes françaises. Je commençais toujours par leur demander de quel amour ils étaient nés. Beaucoup ne s’étaient jamais posé la question. Ils ont donc enquêté auprès de leurs parents, avant de questionner leurs propres modèles amoureux, leurs rapports aux personnes de l’autre sexe, à la notion du genre… Je pensais au départ qu’il serait très difficile d’aborder ces sujets avec un groupe mixte, mais en fait pas du tout ! Les échanges ont tout de suite été très libres et joyeux : notre cadre théâtral leur a offert un espace de parole qu’ils n’ont pas ailleurs.
Propos recueillis par Anaïs Heluin
Incandescences.
Malakoff (92) / les 3 et 4 décembre / Théâtre 71 Scène nationale
Cachan (94) / le 10 décembre / Théâtre Jacques Carat
Châtenay-Malabry (92) / du 15 au 16 décembre / Théâtre Firmin-Gémier/La Piscine
Libourne (33) / le 7 janvier / Le Liburnia
Valenciennes (59) / le 13 janvier / Le Phénix – Scène nationale
Evry (91) / les 26 et 27 janvier / L’Agora-Desnos – Scène nationale de l’Essonne
Pontault-Combault (77) / le 29 janvier / Le Théâtre Les Passerelles– Scènes de Paris-Vallée de la Marne
Bobigny (93) / du 3 au 7 février / La MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis à Bobigny
Coulommiers (77) / le 11 février / La Sucrerie
Amiens (80) / du 16 au 18 février / La Maison de la Culture à Amiens
Poitiers (86) / le 2 mars / Le TAP-Théâtre Auditorium de Poitiers, scène nationale
Gagny (93) / le 6 mars / Le Théâtre André Malraux
Val-de-Reuil (27) / le 9 mars / Le Théâtre de l’Arsenal
Miramas (13) / le 13 mars / Le Théâtre La Colonne
Nantes (44) / du 22 au 26 mars / Le Grand T, Théâtre de Loire-Atlantique
Armentières (59) / le 3 avril / Le Vivat, scène conventionnée d’intérêt national art et création
Chelles (77) / le 9 avril / Le Théâtre de Chelles
Saint-Quentin-en-Yvelines (78) / du 15 au 16 avril / Le Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines – Scène nationale
Petit-Quevilly (76) / du 21 au 23 avril / Le CDN de Normandie-Rouen – Le Théâtre de la Foudre
Fontenay-sous-Bois (94) / du 29 au 30 avril / Fontenay-en-scènes
Brétigny (91) / le 7 mai / Le Théâtre Brétigny – Scène conventionnée arts et humanités
Mantes-la-Jolie (78) / du 11 au 12 mai / Le Collectif 12, en collaboration avec le Théâtre de la Nacelle à Aubergenville
Au non du père
Fontenay-sous-Bois (94) / du 30 novembre au 3 décembre / Fontenay-en-scènes
Sevran (93) / du 7 au 12 décembre / Ville de Sevran, avec le soutien de l’ANCT – Label Cités Educatives
Libourne (33) / Le 5 janvier / Théâtre Le Liburnia
Gagny (93) / Le 2 février / Ville de Gagny
Amiens (80) / Les 15 et 16 février / Le Safran
Clermont L’Hérault (34) / Les 16 et 17 mars / Le Sillon
Saint-Quentin-en-Yvelines / Du 1er au 16 février / Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines – Dans le cadre du CREAC
Brétigny / Du 3 au 6 mai / Théâtre de Brétigny – Scène conventionnée arts et humanités – Résidence d’artistes
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