Créée aux Zébrures d’Automne à Limoges (20-30 septembre 2023), Isis-Antigone ou la tragédie des corps dispersés mis en scène par les Togolais Gaëtan Noussouglo et Marcel Djondo, écrit par Kossi Efoui, est une pièce rassembleuse. Mythes d’Orient et d’Occident, artistes de différents pays d’Afrique, théâtre, musique ou encore masques y sont généreusement convoqués en un rituel pour les disparus.
Bien qu’installés depuis 1998 à Montbéliard, où ils dirigent l’association Gakokoé et leur théâtre de proximité L’Accent, Gaëtan Noussouglo et Marcel Djondo sont toujours reliés à leur pays d’origine, le Togo. Et plus largement, à l’Afrique. En cela, ils sont comme le festival Les Francophonies – Des écritures à la scène qui les invite à Limoges à l’occasion de la 40ème édition de ses Zébrures d’Automne avec leur nouvelle création, Isis-Antigone ou la tragédie des corps dispersés. Pour faire vivre les cultures africaines en France, le festival et la compagnie ont chacun leurs manières, ils ont chacun leur langage, mais ils en ont aussi certains en commun. Tous les deux nourrissent par exemple un goût prononcé pour l’écriture de Kossi Efoui. Lors d’une conversation avec cet auteur togolais qui pratique le théâtre à Nantes ainsi que l’écriture romanesque – il a publié en cette rentrée littéraire son 6ème roman, Une magie ordinaire (Le Seuil) –, Hassan Kassi Kouyaté qui dirige les Francophonies rappelait l’histoire ancienne qui relie le festival âgé aujourd’hui de 40 ans, et l’écrivain arrivé en France il y a plus de 30 ans pour fuir les répressions liées à son combat contre la dictature.
À Limoges où elle fait sa première française, après une création au Togo, Isis-Antigone écrite par Kossi Efoui à partir d’un travail de plateau résonnait donc avec une force particulière. D’autant plus que le spectacle est aussi le fruit de bien d’autres retrouvailles, légèrement fictionnalisées dans la pièce où, des années après la dislocation de sa compagnie pour des raisons qui ne seront jamais évoquées, un metteur en scène convoque son équipe pour une nouvelle création. Installé sur un petit carré qu’il occupe à la façon d’un marin rivé à son poste par une tempête, Béno Kokou Allouwasia Sanvee donne beaucoup de lui à son personnage. Parmi les doyens du théâtre togolais, également conteur et musicien, directeur de la compagnie Zitic qu’il a créée en 1988, cet artiste qui a compté pour Gaëtan Noussouglo et Marcel Djondo incarne un homme de théâtre généreux, prêt à toutes les rencontres. Il veut, dit-il, tisser ensemble le théâtre classique et le conte. Tâche à laquelle il se livre en effet avec les autres interprètes de la pièce, qui ont tous croisé la route des deux metteurs en scène et qui se connaissent tous, qui s’aiment tous et savent en faire une force théâtrale.
Le petit groupe d’artistes réuni par Gaëtan Noussoglo et son acolyte vient de plusieurs pays d’Afrique : la comédienne, metteure en scène et écrivaine Odile Sankara du Burkina Faso, la comédienne Florisse Adjanohoun du Bénin, actrice et écrivaine le comédien, conteur et koraïste Roger Atikpo du Togo, de même que le percussionniste Anani Gbeteglo et enfin le conteur, comédien et musicien Eustache Bowokabati. Isis-Antigone donne à voir la personnalité de chacun, mais c’est aussi pour eux une embarcation collective, faite de l’écriture de Kossi Efoui elle-même nourrie de leur travail au plateau ainsi que des deux mythes que fait cohabiter la pièce. Isis-Antigone ou la tragédie des corps dispersés réussit à être harmonieusement hétérogène. Au fil des nombreux fragments qui composent la pièce, dont on ne sait jamais vraiment s’ils appartiennent à la répétition du spectacle de la compagnie recomposée ou au spectacle lui-même, l’équipe mêle tous ses savoirs-faires en un rituel inédit en hommage aux « corps dispersés ».
Dans l’effusion des retrouvailles s’invite rapidement Antigone : la troupe a jadis consacré une pièce à cette héroïne, et redonne vie devant nous à quelques-unes de ses bribes, du moins telle que leur mémoire les a conservées. Mais cette version de la tragédie a peu à voir avec celle de Sophocle ou même d’Anouilh : ce sont les formules traditionnelles du conte qui l’ouvrent, et musique et danse précèdent bien souvent le récit qui fait ainsi partie d’un tout complexe, foisonnant, dont on ne saisit pas tous les détails mais dont l’essentiel est très clair. Il s’agit pour la compagnie de s’approprier un mythe occidental, de le tordre pour lui faire dire une autre injustice que celle de la jeune Grecque qui offre au péril de sa vie une sépulture à son frère Polynice : celle que subissent femmes et hommes célèbres – Patrice Lumumba et Thomas Sankara sont cités à plusieurs reprises – et anonymes de différents pays d’Afrique exécutés par leurs dirigeants mais dont les corps ont disparu, dispersés. Les militants africains pour la liberté et pour l’indépendance sont ainsi subtilement hissés à hauteur de mythe.
Dans le mélange très rythmé de tragédie et de comédie, de scènes du présent et d’évocations du passé, l’arrivée d’Isis ne surprend guère. Sur le plateau dirigé par les deux metteurs en scène togolais, la logique qui se déploie relie les êtres et les histoires à l’endroit de leurs sentiments, en particulier de leur douleur d’endeuillés, de pleureurs de corps disparus. La reine d’Égypte antique est en cela sœur d’Antigone, comme de toutes les autres personnes citées dans la pièce : son frère et mari le roi Osiris étant assassiné et démembré, elle part en quête de ses morceaux pour en faire le souverain éternel de la Douât, un monde paradisiaque peuplé d’esprits immortels. La fête qu’est Isis-Antigone de bout en bout, même dans ses parties les plus tragiques, réunit tous ces récits avec une énergie et une grâce qui nous entraîne à rejoindre la foule des absents et des présents qui se côtoient dans ce spectacle touffu dont l’amitié est la première matière première et largement partagée.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Texte Kossi Efoui
Conception et mise en scène Gaëtan Noussouglo, Marcel Djondo
Avec Florisse Adjanohoun, Roger Kodjo Atikpo, Anani Gbeteglo, Bowokabati Eustache Kamouna,Odile Sankara, Béno Kokou Sanvee
Costumes Jeannine Amélé Noussouglo
Scénographie Koko Confiteor Dossou
Collaboration technique (chorégraphie) Raouf Tchakondo
Création lumières Mawuko Daniel Duevi-Tsibiakou
Avec le soutien de l’Institut français, Togo créatif, Les Francophonies – Des écritures à la scène, Programme ACP-UE Culture-AWA, La Commission Internationale du Théâtre Francophone (CITF), African Cultural Fund (ACF), le département du Doubs, la région Bourgogne Franche-Comté, la DRAC Bourgogne Franche-Comté, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF).
Accueil en partenariat avec les centres culturels municipaux de la Ville de Limoges.
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