L’autrice et metteuse en scène fait de son langage très physique, entre danse et théâtre, une machine poétique à remonter le temps et à en apaiser les blessures. Recréation d’une pièce de 2011, ce spectacle incarné par deux de ses interprètes historiques, les superbes Manuela Lo Sicco et Sabino Civilleri, dit beaucoup de l’art très singulier de la Sicilienne.
Le succès d’Emma Dante sur les scènes européennes, françaises en particulier, doit certainement beaucoup à la nature très corporelle, très rythmique, et donc assez peu verbale, de son univers. Si dès 2006, alors qu’elle a fondé à Palerme sa compagnie Sud Costa Occidentale depuis quelques années seulement, le Théâtre du Rond-Point à Paris s’entiche de la Sicilienne, et n’en démord pas de sitôt, entraînant même à sa suite bien d’autres lieux, c’est aussi sans doute que chaque pièce de son œuvre prolifique ne prend pleinement sens qu’en connaissance des autres. Tandis que Re Chicchinella, dont la première française avait lieu en 2023, s’apprête à débarquer à Paris en janvier, y vient furtivement en ce mois de décembre, au Théâtre Silvia Monfort, un spectacle qui suscite particulièrement cette réflexion quant à la place sur nos scènes du travail si singulier d’Emma Dante, et surtout y apporte quelques réponses. Soit Il Tango delle Capinere, dont le substrat principal est une pièce d’Emma Dante elle-même : Ballarini, qui, au moment de sa création en 2011, venait clôturer La trilokia degli occhiali (La trilogie des lunettes). En revenant sur une création réalisée à mi-parcours, l’artiste donne à voir, à la fois, l’impressionnante unité de son geste et sa grande réflexivité, dont la parfaite cohabitation avec une énergie toujours débordante est une autre des grandes originalités de sa galaxie.
Ce n’est pas la première fois qu’Emma Dante, toujours autrice et metteuse en scène de ses spectacles, retourne sur ses propres pas pour en faire le moteur d’une recherche nouvelle. Le sorelle Macaluso (Les sœurs Macaluso), qu’elle a créé au théâtre en 2014, fait office de premier retour en arrière. Le fruit de ce mouvement vers le passé, et de son brassage avec des pensées et des corps actuels, donnait en 2020 non pas une nouvelle pièce, mais un film du même titre, sur le même sujet : l’existence de sept sœurs – réduites à cinq au cinéma – au dernier étage d’un immeuble de la banlieue de Palerme, où la mort s’invite aussi souvent que la vie. Ces adaptations par Emma Dante d’œuvres personnelles révèlent sa démarche générale plus qu’elles ne s’en distinguent. Car, lorsqu’elle ne réactive pas un récit, une forme qu’elle a elle-même créée, ce sont d’autres matériaux du passé que l’artiste sort des livres ou des mémoires où ils vivent, ou le plus souvent dorment. Les traditions orales, les grands textes – plusieurs de ses spectacles, parmi lesquels Re Chicchinella, sont des adaptations de contes de l’écrivain italien du XVIe siècle Giambattista Basile – et les rituels palermitains ont bonne place parmi les choses et les pratiques héritées du passé que la Sicilienne transforme en ressources pour ses interprètes, qui donnent aussi beaucoup d’eux-mêmes pour la composition de leurs personnages.
Le titre de Il Tango elle Capinere, emprunté à une chanson composée en 1924 par Claudio Villa et souvent reprise par la suite, peut d’abord nous pousser à le situer parmi les spectacles d’Emma Dante fondés sur une référence précise. C’est, en réalité, plus largement la musique populaire italienne, la variété, qu’Emma Dante utilise comme fil dramaturgique de cette pièce, comme c’était déjà le cas dans Ballarini. On retrouve dans l’oeuvre d’aujourd’hui les deux mêmes figures – elles ne peuvent pas tout à fait prétendre au statut de personnages – incarnées par les deux mêmes acteurs : Manuela Lo Sicco et Sabino Civilleri, deux des piliers du travail d’Emma Dante. Il n’est guère nécessaire de les avoir vus dans le chapitre final de La trilokia degli occhiali pour ressentir l’influence de cette expérience sur leur façon de porter la création que l’on peut dire nouvelle, dans le sens où la partie est à présent autonome et où le duo a été réécrit en fonction de ce que sont maintenant les artistes. C’est-à-dire riches, notamment, de toutes les pièces qu’ils ont pu créer entre-temps avec Emma Dante. Ce n’est sûrement pas par hasard que la directrice de Sud Costa Occidentale a choisi cette pièce parmi toutes celles que compte aujourd’hui son répertoire pour se livrer à l’exercice de la reprise : comme, d’ailleurs, Le sorelle Macaluso, elle est centrée sur la question du temps qui passe et ne fait pas que du bien. Le couple du spectacle est en effet à l’approche de la mort, si tant est que l’homme n’ait pas déjà franchi le cap. On ne se prononcera pas sur ce sujet : le cas de Monsieur est ambigu, et il n’est pas le seul dans le petit monde de l’Italienne chez qui le réel et le fantastique s’adonnent à de bien curieux ménages.
Affublés d’un masque qui leur donne une parfaite allure de vieillards, Manuela Lo Sicco et Sabino Civilleri nous apparaissent d’abord inchangés par rapport à Ballarini : le théâtre permet tout, même d’arrêter le temps ou de le rembobiner, ce que ne tardent pas à faire les deux amoureux. Après une première danse aux allures de véritable combat contre les déformations du corps, les toux intempestives, les endormissements incontrôlés et autres malheurs du grand âge, vus sous le délicieux prisme grotesque et grossissant d’Emma Dante, le binôme remonte le cours de son histoire au pas de course et de danse. Emportés par le souffle fou qui vient un peu désarticuler tous les personnages de l’artiste italienne, Madame et Monsieur se livrent à un drôle d’effeuillage qui les rajeunit. Dans la tornade qu’ils excellent à provoquer, les comédiens-danseurs revivent les grandes étapes de leur couple, ou plutôt les rejouent comme en proie à une urgence qui leur fait tout faire à l’emporte-pièce, avec une exagération très savamment chorégraphiée. Depuis le dernier tango qui ouvre le spectacle jusqu’à la première rencontre, en passant par bien des fêtes et des cérémonies, mais aussi des activités quotidiennes et quelques inévitables scènes de couple, tous les moments de vie, que convoquent depuis leur seuil les protagonistes, dessinent une trajectoire parfaitement normative.
Fidèle à sa façon bien à elle de mettre la main dans le grand tout social, Emma Dante n’évite pas de montrer ce qu’il peut y avoir d’aliénant dans cette manière de vivre, sans pour autant en faire peser la responsabilité sur ses vieux amants. Au contraire. Grâce à la théâtralité baroque, excessive à tous points de vue, de l’artiste, ce couple transcende sa facture classique pour accéder au sublime. Pour la deuxième fois, il rejoint la comédie humaine construite par Emma Dante à coups de pièces brèves en forme de tranches de vie souvent délaissées, déclassées. En donnant à voir les complicités artistiques qu’elle noue à long terme avec ses interprètes, l’autrice et metteuse en scène entrouvre ici les portes de sa fabrique théâtrale aux spectateurs. Ce que l’on aperçoit est le contraire des violences sociales que dénoncent, sans un brin de misérabilisme, les spectacles de l’artiste : une confiance et un dialogue dont la solide originalité permet de tenir bon, malgré tout.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Il Tango delle Capinere
Texte et mise en scène Emma Dante
Traduction du texte en français Juliane Regler
Avec Sabino Civilleri, Manuela Lo Sicco
Lumières Cristian Zucaro
Surtitres Franco Vena
Assistante à la mise en scène Daniela Mangiacavallo
Organisation Daniela GusmanoProduction Atto Unico
Coproduction Teatro Biondo Palermo ; Emilia Romagna Teatro ERT – Teatro Nazionale ; Teatro di Roma – Teatro Nazionale ; Carnezzeria ; Théâtre des 13 vents – Centre dramatique national Montpellier ; MA scène nationale – Pays de Montbéliard
En collaboration avec Sud Costa OccidentaleDurée : 1h
Théâtre Silvia Monfort, Paris
du 17 au 20 décembre 2024Festival de Liège (Belgique)
les 7 et 8 février 2025NEST, CDN de Thionville
les 23 et 24 avrilTNP de Villeurbanne
du 15 au 24 mai
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !