Igor Mendjisky tente de faire passer le mythique triptyque romanesque de Paul Auster au plateau. Sa création donne à voir une œuvre profonde et facétieuse dont il rend toute l’intelligence, mais qui peine encore à toucher.
« Rien n’est réel sauf le hasard ». Cette affirmation centrale dans la Trilogie new-yorkaise de l’écrivain Paul Auster ouvre de grands espaces de liberté. Celui, pour le romancier, d’aménager des coïncidences romanesques auxquelles le lecteur adhérera volontiers ; mais aussi celui de se dire, pour tout un chacun, que le hasard y jouant un grand rôle, nos destins sont à la fois ouverts et déterminés. Ironique hasard de la vie, le projet d’Igor Mendjisky d’adapter au théâtre la Trilogie new-yorkaise de Paul Auster vient percuter la récente disparition du célèbre auteur, au printemps dernier. Le projet, engagé de longue date, prend le pari de faire passer au plateau une matière littéraire dense et conséquente, tout en suivant son plan initial élaboré en trois récits.
Une narration dans laquelle la ville de New York joue un rôle très important et, évoquant irrésistiblement Borgès, les identités des personnages se démultiplient à l’envi. Dans Cité de verre, c’est, par exemple, un écrivain qui devient détective privé, car on le prend pour Paul Auster. Dans Revenants, renversement d’optique : un détective privé est engagé pour suivre un homme dont il s’avérera finalement qu’il passe ses journées à écrire devant sa fenêtre. Et, dans La chambre dérobée, un jeune homme prend la place de son ami d’enfance mystérieusement évaporé, épouse sa femme, publie ses manuscrits, adopte son enfant, et court ainsi le risque de dissoudre sa vie dans celle du disparu. « Je est un autre » rimbaldien et « Je ne suis personne » à la Pessoa hantent donc ces enquêtes dont la mise en scène de Mendjisky souligne à raison l’humour et l’ingéniosité.
Au plateau, New York, personnage à part entière de la trilogie, apparaît à travers un typique immeuble de briques rouges élevé en fond de scène, et quelques réverbères qui renvoient à l’atmosphère de romans noirs imprégnant le spectacle, avec détectives privés et coups de téléphone mystérieux de rigueur. Des escaliers métalliques extérieurs et une circulation des personnages tous azimuts figurent le caractère labyrinthique du récit. Igor Mendjisky a choisi de rajouter une couche à la structure gigogne de la trilogie en confiant la narration de ces histoires extraordinaires à un animateur d’émission de radio qu’il incarne lui-même. Juché sur une passerelle de l’immeuble, il deviendra dans la dernière partie le protagoniste de l’action. Le spectacle donne ainsi à découvrir à celles et ceux qui ne la connaîtraient pas la manière d’écrire bien singulière de l’auteur américain, révélée au grand public par cette Trilogie new-yorkaise. Publiée dans les années 1980, elle déploie un récit à la fois métaphysique et facétieux, Auster en profitant pour y déployer une réflexion sur l’activité d’écrivain.
Pour autant, le spectacle peine à convaincre quant à la théâtralité de l’écriture d’Auster. On peut « faire théâtre de tout » disait Vitez, mais l’atmosphère planante de l’errance s’avère traînante dans un spectacle de 4 heures, entractes compris, et, traduction aidant, la langue d’Auster ne prend pas vraiment d’identité au plateau. Ses jeux narratifs, tout autant de miroirs que de bonneteau, s’étirent à l’envi, jusqu’au vertige. Mais le spectateur de théâtre obéit sans doute à d’autres lois que le lecteur de romans, et le plaisir en paraît pour lui amoindri. Les gigognes romanesques ne font pas forcément coups de théâtre et les personnages d’Auster peinent à prendre l’épaisseur qui les rendra touchants. Reste une théâtralité habile, une interprétation qui alterne les couleurs de jeu, la profondeur d’une réflexion sur les questions de l’identité et de ce qui nous constitue, quelques jolies sentences – les histoires n’arrivent qu’à ceux qui savent les raconter, l’aventure qu’à ceux prêts à la vivre – et une réflexion pleine de profondeur et d’autodérision sur le travail d’écrivain qui soutiennent largement l’intérêt de l’édifice.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Une Trilogie new-yorkaise
Librement adapté de la Trilogie new-yorkaise de Paul Auster (Actes Sud Editeur Babelio)
Mise en scène Igor Mendjisky
Avec Gabriel Dufay, Pascal Greggory, Rafaela Jirkovsky, Ophélia Kolb, Igor Mendjisky, Thibault Perrenoud, Lahcen Razzougui, Felicien Juttner
Dramaturgie Charlotte Farcet
Création vidéo Yannick Donet
Création animation 2D Cléo Sarrazin
Scénographie Anne-Sophie Grac
Musique Raphaël Charpentier
Lumières Stéphane Deschamps
Costumes Emmanuelle Thomas
Construction décors Jean-Luc Malavasi
Assistant à la mise en scène Arthur GuillotProduction Moya Krysa – Compagnie conventionnée DRAC IDF
Coproduction Théâtre de la Ville de Paris ; L’Azimut – Antony/Châtenay-Malabry ; Scène nationale du Sud-Aquitain ; Théâtre de Meudon ; Espace Marcel Carné à Saint-Michel-sur-Orge ; Le Grand T – Théâtre de Loire-Atlantique ; Théâtre-Sénart, Scène nationale
Soutien Région Île-de-FranceDurée : 4h (entractes compris)
Vu en octobre 2024 à L’Azimut, Antony
Théâtre de la Ville, Paris
du 14 au 30 novembreThéâtre-Sénart, Scène nationale, Lieusaint
les 3 et 4 décembreEspace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge
le 6 décembreThéâtre de Meudon
le 10 décembre
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