Dans Ceux qui m’aiment, Pascal Greggory dresse un portrait intime de Patrice Chéreau à l’Espace Pierre-Cardin. Le comédien a longtemps été l’ami du metteur en scène et si l’ombre du géant plane encore sur la création française six ans après sa disparition – et près de 15 ans après sa dernière mise en scène au théâtre – la question de l’héritage se pose toujours.
Chaque saison nous éloigne un peu plus de Patrice Chéreau, ceux qui l’ont vu sont, chaque année, moins nombreux. Ils laissent peu à peu leur place à de nouvelles générations qui ne connaissent de Chéreau que le nom. Un nom qui, le 28 septembre, a été accolé à une place du quartier du Marais où l’artiste vivait : à l’angle de la rue des Archives et de celle des Haudriettes. Alors, comment se souvenir de l’œuvre, par essence éphémère et rattachée à une époque ?
Deux ouvrages parus ces dernières années tentent la synthèse, suivant deux approches voisines – et parfois même communes tant il y a d’auteurs en commun : Patrice Chéreau à l’œuvre (2016) et Patrice Chéreau en son temps (2018). Ensemble, ils composent un « point » sur Chéreau salutaire pour ceux qui voudraient approcher son œuvre, tout en étant guidés par « ceux qui y étaient ». D’autres publications, peut-être plus personnelles et qui n’embrassent pas la totalité de la carrière de l’artiste satisferont la curiosité des néophytes, mais ces ouvrages sont largement cités dans les deux publications évoquées.
Pascal Goetschel, Marie-François Levey et Myriam Tsikounas (dir.), Patrice Chéreau en son temps, Éditions de la Sorbonne (2018)
Dans l’introduction, les directrices de l’ouvrage posent la question de savoir qui était ce passionné qui a embrassé, d’un seul geste, cinéma, théâtre et opéra. Observer le rapport entre ces disciplines elles-mêmes nourries par toutes les autres, voilà l’enjeu de l’entreprise.
Cet ouvrage est issu d’un colloque international qui a eu lieu en 2016, trois ans après la mort de Chéreau. Il a rassemblé chercheurs et collaborateurs du metteur en scène. La démarche est historienne, théâtrale, mais laisse la place au dialogue pluridisciplinaire entre ceux qui ont regardé le travail en conservant une distance critique et ceux qui y ont participé. Ainsi, l’ouvrage s’organise en quatre parties.
« Itinéraires esthétique et politique » ouvre le bal. On y interroge le lien entre le théâtre et la politique dans l’œuvre du maître. Sa direction du théâtre de Satrouville, son départ pour l’Italie après 1968, son premier retour en France avec Richard II – son premier Shakespeare. Mais aussi, comment il a contribué à faire connaître Marivaux dans la péninsule.
On y remarque notamment un article de René Gaudy, « Génération Chéreau » qui marque la distance entre son époque et la nôtre. Pour Chéreau, tout est parti du Quartier Latin, au cœur des années 60. Il étudiait à Louis-le-Grand, en même temps Bernard Dort enseigne à l’Institut d’études théâtrales et Claude Levi-Strauss enseigne au Collège de France voisin. Tout aussi proche dans l’espace : le théâtre de l’Odéon alors dirigé par Jean-Louis Barrault. L’article de Gaudy dresse le portrait, avec une pointe de nostalgie, de la vivacité intellectuelle qui habitait alors ce quartier alors que le jeune Patrice se construisait.
« Des scènes artistiques » évoque l’installation « définitive » du metteur en scène consacrée au retour de Chéreau en France pour diriger le TNP de Villeurbanne conjointement avec Roger Planchon. Suivra la direction des Amandiers de Nanterre, jusqu’en 1988. On y évoque aussi le Ring de Wagner monté sur 4 ans au Festival de Bayreuth sous la direction musicale de Pierre Boulez.
Michel Bataillon, collaborateur de Roger Planchon, emprunte la phrase écrite par Pierre Macabru : « il s’agit de beauté, et de beauté toute crue » pour se souvenir du travail de Chéreau. L’auteur s’attache à raconter comment Planchon a pris Chéreau sous son aile et a, au moins en offrant des moyens, participé à l’envol du jeune metteur en scène.
« L’univers du créateur » propose une approche différente en entrant dans les œuvres et en interrogeant au plus près le travail de l’artiste. Comment a-t-il produit ces images, que ce soit au théâtre ou au cinéma ? La partie s’intéresse aussi à l’importance de la peinture dans son œuvre et notamment à son interprétation du Rêve d’automne de Jon Fosse dans les salles du Louvre.
Michelle Sicard revient sur cette expérience qui s’est étalée entre le 2 novembre 2010 et le 31 janvier 2011. Elle analyse comment Chéreau emploie les contraintes dictées par cet environnement hors du commun pour un metteur en scène afin de repenser l’approche de son métier. On en apprend sur les problèmes techniques et de sécurité qui ont conduit à installer un gradin dans la salle de la Joconde. Quel metteur en scène avant lui a reçu autant de gages de confiances ? Aucun.
« Circulations : temps, genre, espaces » conclue sur la réception de l’œuvre de Chéreau. Ses succès et ses insuccès. Enfin, on a une vue d’ensemble sur son parcours un peu partout en Europe, notamment en Allemagne et en Tchécoslovaquie. On remarque les engagements forts d’un Européen convaincu, leçon intéressante à l’heure du crépuscule porté par les populismes de toute part. Dans cette partie, Robert Piencikowski, revient sur la rencontre capitale entre Boulez et Chéreau à Bayreuth.
Marie-François Levey et Myriam Tsikounas (dir.), Patrice Chéreau à l’œuvre, Presses Universitaires de Rennes (2016)
Cet ouvrage, précédant Patrice Chéreau en son temps est plus proche de l’émotion suscitée par la perte de l’artiste. Ses plus proches collaborateurs y expriment leur engagement envers le maître et la parole leur est largement laissée.
La publication est peut-être plus proche de l’humain, certainement moins scientifique que l’autre, mais suivant le même fil chronologique. Les directrices de l’ouvrage assument d’y faire se croiser les propos de Chéreau, généreux pour parler de son travail, et ceux de ceux qui l’ont connu.
Plusieurs centaines d’émissions de télévision et programmes radios ont été épluchés par les directrices de l’ouvrage. Elles transcrivent cinquante-sept de ces moments, les confrontent avec des archives écrites : on se plonge véritablement dans l’œuvre, en cinq parties.
L’un des intérêts de l’ouvrage réside dans les très nombreuses images issues de collections personnelles. Toutes les situations sont possibles, un autre regard est jeté sur ses plus grands spectacles.
Parmi les essais, très nombreux, on retient des noms : Jean-Pierre Vincent, Bernard Sobel, Gérard Desarthe, Rolan Bertin, Valérie Six, Philippe Calvario, Dominique Blanc… Tous ne lui adressent pas un dernier hommage mais donnent à voir, à lire, ce que Chéreau a été pour eux et pourquoi est-il si grand.
Par ces ouvrages, et d’autres (notamment ceux dont il est l’auteur), Patrice Chéreau s’inscrit dans l’histoire du théâtre. Ces deux livres en témoignent et s’attachent à faire vivre un héritage qui s’amenuise dans les mémoires au fur et à mesure que le temps passe.
Hadrien Volle – www.sceneweb.fr
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