Dans Hartaqāt (Hérésies), présenté au Théâtre du Rond-Point dans le cadre du Festival d’Automne, le duo de créateurs formé par Lina Majdalanie et Rabih Mroué met en scène trois textes d’auteurs libanais en exil. Passionnants, ces témoignages très différents les uns des autres interrogent la possibilité à faire théâtre loin de son pays, et donc de son public.
Dans le théâtre qu’ils créent ensemble et séparément depuis les années 2000, les Libanais Lina Majdalanie et Rabih Mroué n’ont de cesse que de chercher des formes susceptibles d’exprimer d’elles-mêmes la complexité de leur unique de leur unique sujet : leur pays. Souvent, leur geste s’apparente à la performance. Ils mêlent aussi la vidéo, le jeu théâtral ou encore l’installation pour aborder les sujets qui les intéressent : ce qui chez eux est tabou, ce qui ne se fait ni se dit pas dans les rues, ce qui rend la vie si dure à ceux qui restent et qui en fait partir beaucoup. Ce qui est leur cas depuis dix ans, où ils vivent en Allemagne. C’est à partir de ce moment que leur travail commence à venir en France et à y être apprécié. Leur manière de toujours mettre à l’épreuve et en doute les dispositifs singuliers qu’ils créent est pour beaucoup dans la force de leurs propositions que l’on peut parfois reculer à qualifier de « spectacle ». On se rappelle par exemple 33 tours et quelques secondes, présenté au Théâtre de la Cité Internationale en 2013, où la mort par suicide d’un jeune militant libertaire libanais nous était racontée sans aucune présence humaine, par une narration faite de « posts » de réseaux sociaux, d’extraits télévisuels ou radio, de tous les bruits d’un appartement dont l’habitant n’est plus mais que tous croient en vie.
Après quelques années d’absence sur nos scènes, on retrouve Lina Majdalanie et Rabih Mroué avec une pièce sur l’exil, qui est aussi une forme de disparition. Hartaqāt (Hérésies) s’inscrit donc pleinement dans la démarche du duo, dont les motifs sont aussi récurrents que les problèmes politiques, sociaux et économiques de leur pays. Comme dans chacune de leurs créations toutefois, les deux artistes se déplacent de leurs pratiques habituelles, qu’ils ont en assez petit nombre du fait de cette recherche permanente. Pour la première fois, ils s’emparent de textes dont ils ne sont pas les auteurs : Incontinence de Rana Issa, L’Imperceptible Suintement de la vie de Souhaib Ayoub et Mémoires non fonctionnelles de Bilal Khbeiz. Tous Libanais, tous en exil – l’une en Norvège, l’autre en France et le dernier aux États-Unis –, ces écrivains ont aussi tous une histoire commune, plus ou moins ancienne, avec les metteurs en scène de la pièce. Pour le comprendre cependant, il faut attendre la troisième partie du spectacle, où Lina Majdalanie se fait passeuse du dernier texte. Là, tandis que se déroule sur un écran vertical une vidéo réalisée par Rabih Mroué, dont c’est la seule intervention visible, elle lit simplement ce qu’elle dit avoir reçu du journaliste, poète, critique et essayiste qu’elle et son complice connaissent depuis les années 90. Et dont l’exil les a éloignés.
En rassemblant des textes de Libanais en exil dans des pays différents, Hartaqāt (Hérésies) dit la survie de la communauté intellectuelle libanaise en dépit de son éclatement. Il le fait avec pudeur, sans jamais donner à voir ce collectif, en ne faisant que le suggérer. Car il ne s’agit pas de nier la solitude. Elle est au cœur de chacune des trois parties de la pièce, bien distinctes les unes des autres : interprétées par une seule personne, elles témoignent d’un rapport au monde douloureux, d’une difficulté à vivre le présent en sachant le Liban en souffrance, surtout depuis le mouvement social de 2019 violemment réprimé par l’armée et l’explosion du port de Beyrouth en 2020. Une énergie puissante se dégage malgré tout de chacun des trois fragments de la pièce, qui tient avant tout à la langue des auteurs et aux expériences singulières qu’ils relatent.
Pour commencer, afin d’invoquer la mémoire de sa grand-mère, réfugiée palestinienne au Liban, Rana Issa développe une prose trempée d’humour souvent noir et analyse le système patriarcal en vigueur dans son pays d’origine par le prisme du langage. « Dans notre monde patriarcal, que tu sois analphabète (Oummiyya) signifie que tu sois telle que ta mère (Oumm) t’a créée, et que tu parles sa langue. Ainsi disent les dictionnaires arabes. Que tu sois analphabète (Oummiyya) signifie que tu n’as pas encore rompu le cordon ombilical qui te lie à ta mère (Oumm) », explique-t-elle par exemple. Avec ce texte, Hartaqāt (Hérésies) s’ouvre sur une quête de racines qui ne cessera d’être reformulée tout au long du spectacle, sans s’acheminer vers une quelconque trouvaille définitive.
Pour matérialiser cette recherche sans fin d’un ancrage dans l’exil, et d’une manière d’y faire œuvre, le duo d’artistes se tient comme il en a coutume à l’écart de tout naturalisme. D’une partie à l’autre de Hartaqāt (Hérésies), ce parti-pris prend des formes plus ou moins convaincantes, plus ou moins à la hauteur des textes qu’elles servent. En confiant Incontinence au musicien Raed Yassin, aussi compositeur de la musique de la pièce entière, Lina Majdalanie et Rabih Mroué créent un écart entre le dit et le dire qui faute de surprendre peine à faire vraiment sens. Maniant l’archet et le violoncelle de toutes sortes de façons peu conventionnelles mais guère très étonnantes, le musicien n’offre pas au texte une résonnance plus forte que s’il l’avait simplement et sobrement dit. Dans la dernière partie, la lecture de Lina Majdalanie associée au film de son partenaire se placent eux aussi dans une distance assez maladroite par rapport à Mémoires non fonctionnelles, où Bilal Khbeiz décrit avec profondeur l’exil comme une seconde naissance « où tu vis sans les héros de tes souvenirs. Sans ta capacité à influencer les chapitres de ta vie précédente ».
Il y a trop ou trop peu de jeu et de mise en scène dans cette partie comme dans la première, ce que souligne la puissante partie centrale de Hartaqāt, la seule à être portée par son auteur. Pour raconter sa ville du Nord du Liban, Tripoli, où il ne « cesse de retourner dans ses rêves et ses cauchemars », pour relater sa découverte de son homosexualité et les violences que lui ont alors coûté son identité, Souhaib Ayoub joint aux mots une sorte de langage des signes très personnel, chorégraphié par Ty Boomershine, tout en cherchant sans cesse à faire entrer sur un rectangle de carton la projection des sous-titres de son texte. Cette étrangeté à mi-chemin du comique et du tragique est le cœur d’une proposition aux battements inégaux dans la forme, mais continus dans l’écriture qui témoigne d’une résistance à toute épreuve.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Hartaqāt (Hérésies)
Conception et mise en scène : Lina Majdalanie, Rabih Mroué
Avec : Souhaib Ayoub, Lina Majdalanie, Raed Yassin
Texte « Incontinence » : Rana Issa
Texte « L’Imperceptible Suintement de la vie » : Souhaib Ayoub
Texte « Mémoires non fonctionnelles » : Bilal Khbeiz
Musique : Raed Yassin
Chorégraphie (« L’Imperceptible Suintement de la vie ») : Ty Boomershine
Vidéo : Rabih Mroué
Lumières : Pierre-Nicolas Moulin
Animation : Sarmad Louis
Programmation vidéo : Victor Hunziker
Traductions : Lina Majdalanie, Tarek Abi Samra, Tristan Pannatier
Stagiaire à la mise en scène : Juliette Mouteau
Production : Tristan Pannatier, Anouk Luthier
Régie générale : Martine Staerk
Régie lumière : Julie Nowotnik
Régie vidéo : Jad MakkiProduction Théâtre Vidy-Lausanne
Coproduction Printemps des Comédiens, Berliner Festspiele et HAU Hebbel am Ufer dans le cadre de « Performing Exiles », Festival d’Automne (Paris), Théâtre du Rond-Point (Paris), Festival delle Colline Torinesi, TPE – TeatroPiemonte Europa, La Rose des Vents – Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’AscqLe dispositif d’accessibilité du spectacle est développé par Panthea, en partenariat avec La Rose des vents – scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq, dans le cadre du projet « panthea.live Chrysalide ». Opération soutenue par l’État dans le cadre du dispositif « Expérience augmentée du spectacle vivant » de la filière des industries culturelles et créatives (ICC) de France 2030, opéré par la Caisse des Dépôts.
Théâtre du Rond-Point à Paris – Dans le cadre du Festival d’Automne
Du 19 au 30 septembre 2023
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