Tous deux metteurs en scène, Hannan Ishay et Ido Shaked se retrouvent au plateau pour jouer leur propre rôle dans Mode d’emploi pour metteur en scène israélien en Europe. Un spectacle où le duo d’artistes se coltine frontalement, intimement et avec une ironie calibrée à la question de l’identité israélienne.
Dans la nuit du lundi 17 au mardi 18 mars, le gouvernement israélien a unilatéralement rompu le cessez-le-feu entré en vigueur mi-janvier, tuant plus de 400 Palestinien·nes en pleine nuit. Après le blocage de l’entrée de nourriture et de fournitures à Gaza depuis plus de deux semaines et les coupures d’électricité, ces frappes aériennes d’une violence inouïe signalent la reprise du génocide. Cela, avec la complicité de la communauté internationale – et le soutien clair de Donald Trump. Face à cette horreur qui recommence, une spectatrice assidue ne peut s’empêcher de s’interroger sur ce que font les artistes, palestinien·nes comme israélien·nes, de cela – une question de fait restrictive, tant elle nous concerne toustes. Difficile, en tous les cas, de ne pas (re)penser au bouleversant Losing It des artistes palestiniennes Samaa Wakim et Samar Haddad King qui, dans une forme dansée et sonore, métabolise la violence du chaos dans lequel leur pays est plongé ; mais aussi au fertile et puissant travail de réflexion mené par la metteuse en scène Adeline Rosenstein dans Décris-ravage – qui sera repris sous une forme mise à jour en 2026.
Dans une forme autre que celles de la métaphorisation aussi radicale que poétique de Losing It, et du formalisme ludique et historiographique de Décris-ravage, les metteurs en scène israéliens Hannan Ishay et Ido Shaked interrogent avec Mode d’emploi pour metteur en scène israélien en Europe ce qu’est pour eux être israéliens. Et, partant, comment leur propre identité est aussi façonnée par le désastre en cours – et par tout ce qui l’a précédé – autant que traversée par les projections et attentes de programmateur·ices et de spectateur·ices européen·nes – et, plus largement, de personnes en Europe. On pourrait dire que là où Décris-ravage (encore) interrogeait « comment les représentations participent des conflits », Mode d’emploi… met sur l’établi, avec un humour d’équilibriste et beaucoup d’intelligence, la question « comment les conflits participent des représentations ». Soit dans le sens aussi d’attendu quant à ce qu’un artiste – qui a donc par son travail une capacité d’adresse large – doit dire, être, produire.
Tout cela, le duo – qui s’est rencontré lorsque tous deux étaient adolescents en Israël – va le déplier dans une forme modeste et efficace, exploitant à loisir le métathéâtre , soit un spectacle narrant le processus d’écriture d’une création qui (s’)interroge sur ce qu’il est possible de porter, ou pas, comme parole sur l’identité israélienne, et qui joue de l’idée qu’un autre récit, une autre histoire, était prévu. De cette « autre » histoire, nous ne verrons que l’image introductive : Hannan Ishay et Ido Shaked de dos, face à un voile blanc, plongé dans le noir ; Hannan Ishay ayant alors le torse nu et couvert de sang. Débute un premier dialogue sous forme d’adresse directe au public. Dans cet aveu d’impuissance, tous deux exposent leur impossibilité à jouer la pièce initialement travaillée – et qui, on le comprend, débute comme une tragédie ; et qui, on le comprend aussi, les met face à la difficulté (éthique et politique) à représenter certains faits, certains actes. En lieu et place de cette création qui promettait de capturer « avec tant de précision […] la métaphore du conflit », le duo propose de raconter les étapes de recherche.
Dès cette introduction encore un brin fragile dans le jeu, nous basculons donc dans un récit chronologique des discussions et pistes de travail ayant agité les deux artistes depuis le 7 octobre 2022. Ce jour-là – un an pile avant les massacres (de plus de 1 200 personnes) et les prises d’otages du 7 octobre perpétrés par le Hamas –, Hannan Ishay reçoit une invitation à participer à un festival en Allemagne. Sollicité en tant qu’artiste opposé au régime israélien, le metteur en scène doit proposer un spectacle sur l’identité et l’altérité, avec une production internationale. Deux conditions remplies, Hannan Ishay vivant en Israël et Ido Shaked en France. Cette focale resserrée sur la question des contraintes et attentes quant à ce festival (et au champ théâtral) va cheminer tout au long de leurs échanges. Pertinent en ce qu’il permet de tacler avec précision le système de production et de diffusion des spectacles en Europe, entre recherche de nouveauté (voire d’exotisme), fétichisation, instrumentalisation et commande contraignant les désirs des artistes, ce point d’ancrage n’empêche pas d’élargir sans cesse les questions.
En suivant de précis jalons chronologiques, le duo remonte jusqu’à aujourd’hui et déplie tous les débats entre eux, les doutes, les hésitations. À l’aide de quelques modestes accessoires – chaises, escabeau, carton contenant un t-shirt à l’effigie du drapeau palestinien, keffieh, ballon de foot, etc. – souvent floqués d’une date, Mode d’emploi … embrasse, avec un humour grinçant et une bonne dose d’ironie, une multitude de thèmes. Cela, toujours par le prisme de leurs expériences singulières et avec un humour calibré : l’antisémitisme (notamment en France), la colonisation menée par Israël, l’occupation des territoires, les humiliations et violences à l’égard du peuple palestinien, l’islamophobie en France, la censure de l’État d’Israël et l’autocensure des artistes, le trauma pour la société israélienne submergeant tout le reste – y compris la situation des civil·es à Gaza. Un ensemble de questions se succèdent, se croisent, reviennent, racontant aussi comment leur quotidien respectif fort éloigné (du fait de la distance géographique) participe de leurs perceptions parfois divergentes.
Si certaines séquences sont plus justes que d’autres – et c’est peu de dire qu’un tel sujet appelle une forte exigence – dans l’écriture, comme dans le propos – citons la percutante séquence de music-hall pour le mot « génocide »–, Mode d’emploi pour metteur en scène israélien en Europe se donne comme le sincère témoignage et la mise en question (mâtinés d’une ironie féroce) de deux artistes. En interrogeant la façon dont la situation en Israël et en Palestine bouleverse fondamentalement leur rapport à leur pays d’origine, en nommant la fracture fondamentale entre l’État d’Israël et l’idée qu’ils se font d’être israéliens, Hannan Ishay et Ido Shaked mettent également, et au passage, au jour la complexe articulation du vouloir et du pouvoir. Ou comment entre ce qu’ils peuvent et ce qu’ils veulent raconter – comme être –, des jeux de tension puissants se déploient entre injonctions conscientes et inconscientes, attentes, autocensure, espoirs et engagements.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Mode d’emploi pour metteur en scène israélien en Europe
de et avec Hannan Ishay, Ido Shaked
Dramaturgie Idan Rabinovici
Surtitrage Michael CharnyProduction Théâtre Majâz
Coproduction Wortwiege festival – Vienne
Avec le soutien de l’Institut Français de Paris dans le cadre du dispositif IF Export 2025Le Théâtre Majâz est conventionné par la DRAC Ile-de-France.
Durée : 1h10
Théâtre Paris-Villette
du 20 au 26 mars 2025
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