Avec Jogging, Hanane Hajj Ali scrute la figure de Médée et sa permanence, autant que la politique libanaise.
Il est rare – très rare – qu’un spectacle programmé dans le Off du Festival d’Avignon joue par la suite dans le In. C’est pourtant le cas de Jogging, solo énergique de Hanane Hajj Ali, qui, après avoir été accueilli en 2018 à La Manufacture, investit cette année le Théâtre Benoît-XII. Dans cette création née en 2017, la comédienne, autrice, pédagogue et activiste de la scène artistique libanaise depuis la fin des années 1970 évoque sa passion pour le jogging. Un point de départ qui lui permet de déplier des parcours de femmes (et leurs difficultés) autant que de critiquer la situation politique de son pays.
Lorsque les spectateurs prennent place dans la salle, Hanane Hajj Ali est déjà au plateau. Entièrement vêtue de noir, faiblement éclairée par deux rais de lumières, elle s’échauffe au sol. Cet échauffement, elle le continue, réalisant également des exercices pour sa voix, avant de s’adresser de manière directe au public. Elle raconte et joue sa passion pour le jogging, ce rituel matinal qu’elle réalise seule dans Beyrouth, évoque la perte de clés et des rêves érotiques, mime un coït par des tractions en sollicitant un homme du public, ou se pose des questions incongrues : « Est-ce qu’on peut prier en déféquant ? ».
Après cette entrée en matière pour le moins triviale, voire grivoise, et proche formellement du stand up, la comédienne bascule dans un tout autre registre. Elle va narrer l’histoire de Médée. Par le menu, elle nous détaille cette figure de magicienne, sa passion pour Jason, les sacrifices réalisés pour ce dernier qui, finalement, la trahira, la seule vengeance qu’elle trouvera – le meurtre de leurs enfants – et sa fuite. À partir de cette culbute dans le tragique, aussi surprenante au vu de ce qui avait précédé que rondement menée, Hanane Hajj Ali va nous balader d’un récit à l’autre. Qu’elle aborde le suicide en 1941 de l’écrivaine et essayiste britannique Virginia Woolf, celui d’Yvonne (mère de famille libanaise qui en 2009 assassina ses trois filles à la mort au rat avant de se donner également la mort), ou de Zahra, jeune femme traditionnelle libanaise qui, après que son mari l’ait quittée, éleva ses trois fils en les prédestinant à un itinéraire de martyr, il y a bien répétition du même. Ce sont des vies hantées par la mort. Celle-ci devient le seul échappatoire à la violence et aux souffrances, et l’achèvement d’un parcours religieux islamiste pour Zahra.
Le récit de ces trajectoires, Hanane Hajj Ali le réalise avec un minimum d’artifices scéniques. Ayant recours à quelques accessoires disposés au plateau autour de son espace de jeu défini par un carré de lumière, elle noue toutes ces histoires en se permettant des incursions vers d’autres territoires. Il y a l’évocation de Valérie Dréville et son interprétation de Médée. Il y a, aussi, des souvenirs personnels comme la maladie de son fils. Il y a, encore, la situation politique des dernières décennies, comme très contemporaine, au Liban. Ce tissage de différents récits, mythologiques ou réels, fictionnels ou documentaires, présents ou passés, sont ce qui fonde la puissance et l’intérêt de ce spectacle. Avec un bagout et une présence en scène résolue, Hanane Hajj Ali se révèle une interprète à l’énergie flamboyante, capable de passer du tragique au comique avec fluidité. De même, sa manière de solliciter ou d’échanger ponctuellement avec le public participe du rythme enlevé de l’ensemble.
Pour autant, Jogging n’échappe pas à quelques longueurs. Outre la durée du spectacle importante pour un seul en scène (1h30), outre les ajouts qu’il a connus depuis sa création, le propos se fait extrêmement touffu et ambitieux. Cela au risque de semer parfois le spectateur en chemin… Il se dit néanmoins, dans ce geste stimulant, la volonté d’une artiste de scruter le monde et de pointer ses dysfonctionnements. Hanane Hajj Ali le fait en alliant poétique et politique et en passant par divers registres et figures, manière, aussi, de rappeler la permanence de structures d’oppression et de domination. Sa critique ouverte de la politique libanaise, sa liberté de ton quand il s’agit d’aborder la religion ou le sexe – et qui lui a valu de fréquentes menaces de mort dans son pays – résonnent avec sa présence puissante. L’on assiste à la volonté farouche d’une artiste de (re)poser inlassablement ces questions : « Qui est Médée aujourd’hui ? »
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Jogging
Texte, conception, jeu Hanane Hajj Ali
Dramaturgie Abdullah Alkafri
Direction artistique, scénographie Éric Deniaud
Lumière Sarmad Louis, Rayyan Nihawi
Son Wael Kodeih
Costumes Kalabsha, Louloua Abdel-BakiCoproduction Arab Funds For Arts and Culture
Avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung – MENA Office (Beyrouth), l’Ambassade de France au Liban, l’Institut français au Liban, The British Council, SHAMS Association, Collectif Kahraba, Al Mawred Athaqafy (Cultural Ressource), Moussem Nomadic Arts Centre (Bruxelles), Zoukak – Focus Liban 2016, Artas Foundation, Vatech, Khalil Wardé SAL, Orient Productions
En partenariat avec France Médias MondeDurée : 1h25
Théâtre Monfort
du 22 au 25 mai 2024
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