Güven Tugla, jeune homme des quartiers d’Aubervilliers, sans formation aucune ni aucun penchant pour le théâtre, s’est retrouvé seul en scène, ou presque, pendant 1h45, dans une pièce portant son nom. Cette année, Güven a tourné à la Commune, à Avignon, à Pontoise, sera programmé la saison prochaine à Marseille et Montpellier. Expérience en forme de miracle concoctée par Marie-José Malis, elle interroge la véritable capacité du théâtre à faire rentrer les quartiers populaires dans son monde.
« Eric, est-ce que tu penses qu’on peut vivre du théâtre ? ». Une mère franco-turque, comptable, et un père arrivé de Turquie en France dans les années 80, Güven Tugla est né à Aubervilliers il y a 29 ans. « Je suis un pur produit local, j’ai grandi ici, je travaille même pour ma ville tellement je l’aime ». Employé au service com’ de la mairie en tant que vidéaste, il fait des films institutionnels, couvre les événements municipaux, fêtes de quartier etc. Longtemps, pour lui, le théâtre, c’est « ennuyeux et ringard, un truc pour les vieux avec des déguisements bizarres ». Un jour, à la Commune, Centre Dramatique National d’Aubervilliers, il filme Et balancez mes cendres sur Mickey de Rodrigo Garcia. « Avec des chibres, du miel, des plumes, des rats, et une voiture sur scène. Ça m’a choqué, je me suis dit, c’est du grand n’importe quoi ».
Du théâtre tradi et des exubérances insensées, ces deux tares éternelles du théâtre pour les populations qui en sont éloignées, comme on dit. « Au quartier personne se dit qu’il va aller au théâtre, au cinéma tout le monde est content. Peut-être qu’il faudrait revoir le mot théâtre, appeler ça autrement ». Et ce n’est pas l’école qui peut y changer quelque chose. « Quand j’ai eu des collégiens ou des lycéens, je leur ai demandé au micro si ils trouvaient ça bien pourri de venir au théâtre. Ils criaient OUI. Je leur ai dit : on en reparle dans 1h45. Mais toutes les pièces ne sont pas comme moi ».
Full Nike vs Louis XIV
En 2016, parti à nouveau filmer à La Commune, Güven vanne gentiment les équipes et tombe sur un tract pour un atelier amateurs. « Mes camarades me disaient tout le temps, t’es à l’aise avec le gens, t’es un golmon mais t’es sociable, t’es marrant, tu devrais faire du stand up. Quand j’ai vu la feuille, j’ai eu un tilt, je me suis dit pourquoi pas ? ». Le problème, c’est que Badiou – philosophe et compagnon de route de longue date de Marie-José Malis, qui signe le texte pour l’atelier – ce n’est pas du stand up. « Je suis venu avec un pote du quartier, Adnan. On taillait, on chambrait , on était les 2 de la cité, les autres voulaient devenir acteurs ! On ne comprenait rien au texte. On a joué avec les mots, les phrases. S’éclater avec du Badiou, à la fin, faut le faire ».
Le spectacle amateur se produit à Aubervilliers pendant l’Euro, fait quelques dates en tournée. Le Covid pointe son nez. Güven envoie quelques vidéos de confinement à Marie-José Malis. « Dont une où j’avais mis une vidéo de canard dans un lac sur l’écran de la télé, et moi, dans mon salon, qui lui envoyais des bouts de pain avec l’air triste ». A moitié comme une blague, il demande à la directrice de la Commune quand ils vont faire une pièce tous les deux. Et un matin, elle le contacte sur Whatsapp. « Elle m’envoie un lien du théâtre, je l’ouvre, je suis dans mon lit, je vois les affiches Güven, qui va jouer du tant au tant. Je lui dis c’est quoi ça ? Elle me dit qu’elle a fait ce que je voulais. Je lui ai répondu, mais tu es malade ?!! ».
Marie-José Malis l’a aimé sur scène dans le spectacle de Badiou. Elle lui trouve la personnalité de ces mélancoliques drôles. Des Keaton, Chaplin et Carrey. Elle confie à Jérôme Bel (qui quittera l’aventure), Maxime Kurvers et Marion Siéfert le soin de le mettre en scène avec elle. Chacun sa partie. « Avec Maxime, c’est le stand up. Avec Marion, c’est l’émotion. Le plus compliqué, c’était le théâtre, avec Marie-Jo ». Un jour, il propose à un autre pote du quartier, Mohamed Bouri, de l’accompagner. « On était posé en bas de l’immeuble, lui c’est vraiment le cliché du mec cité, il en a rien à foutre du théâtre, il est fan de sneakers. Il est venu habillé en full Nike et là, sur le plateau, je suis arrivé en Louis XIV, avec perruques et tout ça. Quand il m’a vu, il s’est mis à rigoler et à me traiter de ouf. Marie-Jo était en haut de la salle et a dit c’est ça que je veux ».
Des renois de 2m avec des théâtreux
Ainsi naît donc en 2021 ce spectacle tripartite qui comble les désirs de Marie-José Malis. « La première, quand j’ai vu la salle pleine de gens d’Aubervilliers, je me suis dit, là c’est le théâtre d’Aubervilliers. Mes potes sont tous arrivés en mode superstar, je me suis dit, ils vont me farcir, mais pas du tout, ils disaient t’es la fierté de la cité, t’as du courage, ils nous vannaient mais bon enfant. La famille m’a redécouvert et Marie-Jo m’a dit que c’est pour ça qu’elle se levait tous les matins, pour voir une salle mélangée comme ça ». Güven se réjouit aussi de voir ses « potes renois de 2m » discuter avec « des théâtreux ». Lui-même se sent bien accepté par le milieu. Le spectacle se joue l’été dernier dans le off d’Avignon. Dans les petites rues du centre ville, Güven distribue des tracts au volant de la grosse bagnole qu’il utilise pendant le spectacle. Avec du Dalida à fond qu’il déverse par les fenêtres. « On jetait les tracts comme des fleurs, les gens dansaient autour de la voiture ». Un soir, la salle est peu remplie mais Güven se réinvente. « C’était comme une table ronde ». Et au final, l’immersion dans le monde du théâtre se passe au mieux. « Jamais je me suis dit que j’étais pas à ma place. Même à Avignon ».
« Eric, est-ce que tu penses qu’on peut vivre du théâtre ? ». Il voudrait continuer maintenant. La question demeure en suspens. Güven me reçoit dans son bureau d’une annexe de la mairie. Des ordis, des écrans de montage tout autour de lui. Il aime ce boulot. Il me confie qu’il ne va pas plus au théâtre qu’avant. Qu’il aime les choses simples. Qu’il voudrait se lancer dans le stand up. Doute. « Au stand up, on est catalogué, il doit me faire rire, ça met la pression. Alors qu’au théâtre, ça étonne quand tu fais rigoler ». Parle de la trajectoire de Lyna Khoudri, qui, elle, « vient du théâtre ». Ëtre connu ? Il dit qu’il s’en « BLC ». Il se demande s’il doit prendre des cours, au risque de se dénaturer. Se dit qu’il pourrait aussi faire du « vrai théâtre ». Qu’il est ouvert à tout. Il a répété Güven pendant 4 mois, le soir après son travail, il devra faire des choix. Le spectacle tourne encore l’année prochaine. On verra. C’est vrai que Güven a quelque chose de triste, d’extrêmement touchant. Il fanfaronne et c’est un très doux. Il raconte dans le spectacle le lien qui l’unit à son père. « Je sens que chez vous c’est pas comme ça, chez nous, on a toujours le daron derrière nous ». La passerelle entre deux mondes pourrait tomber. Il le sent. Il s’en remet au « Mektoub », au destin. « S’il y a, c’est qu’il doit y avoir ». Il s’en remet à 2023.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Le palmarès 2022 d’Eric Demey
Prix de la fin (provisoire) : à Marie-José Malis, qui quittera la Commune l’année prochaine, pour En vrai et Güven
Prix de l’effondrement: Encore plus, partout, tout le temps du collectif de l’Avantage du doute
Prix spécial du jury des enfants du réchauffement : Céleste ma planète de Thimothée de Fombelle, mise en scène de Didier Ruiz
Prix du monde post-moderne : Je m’en vais mais l’État demeure d’Hugues Duchêne
Prix du recyclage (qu’on souhaite éternel) : Cendrillon de Joël Pommerat
Prix de l’Apocalypse : La réponse des hommes de Tiphaine Raffier
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