Que faire, hommes et surtout femmes, de nos désirs pour agir librement ? Moins réputé que les Hedda Gabler, canard sauvage et autre ennemi du peuple, La dame de la mer d’Ibsen s’avère être un texte d’une redoutable actualité dont la mise en scène de Géraldine Martineau déploie toute la profondeur.
« Cette force de l’amour (…) toutes les puissances de la mer se retrouvent en elle ». Après La petite sirène inspiré d’Andersen qu’elle a monté en 2018 à la Comédie Française, Géraldine Martineau poursuit sa quête d’un désir libre en eaux troubles du Grand Nord et endosse cette fois le rôle titre de La dame de la mer d’Ibsen. Elle y incarne Ellida, personnage qui « ne prend de plaisir qu’à plonger dans la mer » comme l’énonce son mari, le docteur Wangel, chef de famille bienveillant qui va progressivement s’ouvrir au désir de liberté de son épouse. Écrite en 1888, la pièce résonne terriblement dans le contexte actuel d’un patriarcat dont les structures se démasquent sans cesse davantage et construit en même temps un paysage peuplé de brumes et de fantômes d’un village norvégien, peu propice aux écarts. Mêlant le naturalisme d’une intrigue qui pose la question de la possibilité pour une femme de suivre librement son désir et le symbolisme d’éléments naturels qui agissent puissamment sur les psychés conjugué au surnaturel d’un marin au long cours qui revient tel un fantôme hanter la protagoniste, La dame de la mer, que nous découvrions à cette occasion, est un texte d’une grande richesse, aux multiples strates, que la mise en scène de Géraldine Martineau déploie minutieusement.
Si le premier acte souffre de devoir exposer les situations respectives d’une ribambelle de personnages qui gravitent autour d’Ellida et de son époux, dès la fin du deuxième acte, et l’évocation du passé d’Ellida avec ce marin dont elle était amoureuse et dont le souvenir est, comme sa passion pour lui, inextirpable, l’affaire est pliée. Les registres se mélangent, les relations s’épaississent, les personnages prennent sens les uns par rapport aux autres, les thématiques s’entrelacent et, via de multiples rebondissements, la tension dramatique va crescendo. Chaque réplique compte désormais, offre une multitude d’échos – on y admire encore une fois le féminisme précurseur de l’auteur norvégien – et le talent de la troupe du Français se montre notamment dans les multiples variations des personnages. Benjamin Lavernhe en ancien prof un peu pontifiant est un potentiel vieux garçon aussi drôle que touchant. Léa Lopez et Elisa Erka, les deux filles du docteur Wangel portent avec force des désirs en construction, dans la révolte pour la cadette, déjà empreints d’une sagesse aux couleurs du renoncement pour l’aînée. En peintre facétieux aux sujets morbides, Alain Lenglet offre un contrepoint plein de légèreté au jeune sculpteur souffreteux et plein d’égotisme masculin qu’incarne Adrien Simon. Tandis que Clément Bresson, enfin, alterne présence réaliste et surnaturelle en fantôme de l’amour absolu.
Dans sa résolution, la pièce nous fera monter les larmes aux yeux, juste avant de nous faire sourire quand, justement, mais comme cédant au retour de son naturel, le docteur Wangel ajoute qu’à la liberté il faut allier la responsabilité. Et c’est sans doute là une des forces des choix d’interprétation de cette pièce que de maintenir les répliques dans une forme d’indécision qui ouvre leur sens. On échappe ainsi à la leçon de morale et surtout, les déchirements entre le désir et le réel, entre la raison et le besoin d’absolu, entre l’idéalisme et le pragmatisme, bref entre ces nombreuses forces contradictoires qui peuvent nous traverser, ces déchirements sont ainsi préservés et rendus dans toute leur force. Géraldine Martineau, visage d’enfant dans lequel se devinent l’intensité et la profondeur de puissants tourments intérieurs, y excelle, interprétant une Ellida au bord de la folie, à laquelle fait face un Laurent Stocker, docteur plein d’amour, d’écoute et de tolérance, qui doit cependant apprendre à renoncer à son autorité.
La scénographie imaginée par Salma Bordes rassemble plusieurs lieux en un : la maison des Wangel, une forêt entourée de montagnes et cette mer au loin, côté public, sur laquelle les personnages ont toujours un œil. Nous sommes dans un fjord à la fin de l’été. Par terre, des feuilles mortes, une terre boueuse. Cette terre qui attache l’homme, l’enracine et peut l’enliser. Du large viennent les cris des oiseaux et des poissons qui ont traversé bien d’autres aventures que les vieilles carpes de l’étang. Parfois un bateau, avec ce qu’il véhicule de fantasmes – désir de l’ailleurs et peur de l’inconnu, de l’étranger. C’est l’appel du large et de la liberté, « l’épouvantable », « la vraie vie », celle qui « attire et fait peur » à la fois.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
La Dame de la mer d’Ibsen
Version scénique d’après la traduction de Maurice Prozor
Version scénique et mise en scène : Géraldine Martineau
Traduction : Maurice Prozor
Scénographie : Salma Bordes
Costumes : Solène Fourt
Lumière : Laurence Magnée
Musique originale et son : Simon Dalmais
Travail chorégraphique : Sonia Duchesne
Collaboration artistique : Sylvain Dieuaide
Assistanat à la mise en scène : Elizabeth Calleo
Alain Lenglet
Ballested
Laurent Stocker
le Docteur Wangel
Benjamin Lavernhe
Arnholm
Clément Bresson
l’Étranger
Géraldine Martineau
Ellida Wangel, seconde épouse du Docteur Wangel
Adrien Simion
Lyngstrand
Elisa Erka
Bolette, fille d’un premier mariage du Docteur Wangel
Léa Lopez
Hilde, fille d’un premier mariage du Docteur WangelDurée : 1h55
Théâtre du Vieux-Colombier
du 25 janvier au 12 mars 2023
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !