A la FabricA, la metteuse en scène livre le second volet de son cycle consacré à la Fraternité. Malgré une scénographie éblouissante et un plateau de comédiens, professionnels et amateurs, touchants de vitalité, cette fable métaphysico-techno-poétique souffre d’un texte en manque de souffle.
Caroline Guiela Nguyen a transformé le plateau de la FabricA en interface, en point de jonction entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, entre la marche du cosmos et les soubresauts de l’âme. Dans le Centre de soin et de consolation qu’elle a imaginé, deux dispositifs se font face et s’interpellent : à cour, trône un écran de surveillance d’un univers en capilotade, malmené par la douleur humaine ; à jardin, est installée une « cabine à messages » d’où les présents peuvent adresser, en une minute trente chrono, leurs missives aux absents, avec l’espoir fou, qu’un jour, ils puissent les entendre ; et, au milieu, coule la peine de ces femmes et de ces hommes dont le coeur bat, depuis cinq ans, au ralenti, alourdis par la tristesse causée par la perte de ceux qui leur sont chers. Apparemment soudés, tous tentent de se soutenir, de s’épauler, de voir, aussi, si leur besoin de consolation est, bel et bien, impossible à rassasier.
Cette déréliction, cette communauté de survivants la doit à une « Grande Eclipse » qui, en l’espace de quatre minutes, a fait disparaître la moitié de l’humanité. Depuis cet événement qui leur a ôté leur femme, leur fille, leur fils, voire l’ensemble de leur famille, ils se sont regroupés pour venir en aide, avec les moyens du bord, à ceux qui restent, et tenter de retrouver un sens à leur existence. Un temps en vigueur, les ateliers et autres dispositifs de soutien ont malgré tout vécu, balayés par une espérance devenue vitale : les yeux rivés sur le bal cosmique, ils scrutent, avec l’aide d’une employée de la NASA, le ciel dans l’attente d’une prochaine éclipse qui, peut-être, leur ramènera ceux qu’ils ont perdus. Alors, ils se préparent à ce grand retour, concoctent les plats préférés des disparus, accrochent des guirlandes « Bienvenue », non sans connaître quelques dissensions. Parmi ces âmes en déshérence, il y a ceux qui ressassent et ceux qui se lassent ; ceux qui jouent peine sur table et ceux qui veulent aller de l’avant.
Pour nourrir ce « Conte fantastique » – second volet de son cycle consacré à la « Fraternité » qui, après un film, Les Engloutis, tourné l’an passé à la Maison Centrale d’Arles, la conduira bientôt à la Schaubühne de Berlin –, Caroline Guiela Nguyen est allée sur le terrain, à la rencontre de ceux qui pratiquent, déjà, la fraternité dans les actes, de Cristina Cattaneo, ce médecin légiste italien qui identifie les corps de migrants noyés en Méditerranée, au Bureau de Rétablissement des Liens Familiaux de la Croix-Rouge, qui propose à des personnes ayant perdu quelqu’un de cher de retrouver leur trace, en passant par la réalisatrice du sublime documentaire Le silence des autres, Almudena Carracedo. De ces immersions préparatoires, l’artiste a tiré un magnifique et subtile nuancier de la douleur des survivants et des différentes formes de soutien qu’ils peuvent s’apporter, jusqu’à les incarner dans ce groupe de personnages qui, s’ils constituent une nouvelle forme de corps social, uni par cette peine universelle qui traverse les frontières, se joue des langues et des origines, n’en restent pas moins des individus, avec leur façon toute particulière de faire face à la tristesse qui les accablent et leur ôtent toute boussole de vie.
Grâce à l’éblouissante scénographie, qui fait référence, à la fois, à l’espace de Saïgon et à l’ambiance lumineuse du Chagrin, la metteuse en scène réussit à ouvrir un univers théâtral où il est difficile de ne pas se faire happer. Son attelage de comédiens, professionnels et amateurs, n’y est d’ailleurs pas pour rien. Malgré les écarts de niveaux de jeu, parfois préjudiciables, entre les uns et les autres, tous habitent le plateau avec une vitalité rare et une sensibilité à fleur de peau qui invitent, fatalement, à entrer dans une forme de protocole compassionnel. Façon de lier, parfois de façon bouleversante lorsque la ficelle du pathos n’est pas exagérément actionnée, leur destin au nôtre. Outre la présence, toujours charismatique, du couple-phare de Saïgon, Anh et Hiep Tran Nghia, les deux rappeuses-comédiennes Nanii et Saaphyra empoignent leurs rôles avec l’engagement et la force de celles qui veulent dévorer le plateau tout entier, et se montrent capables de raviver un texte qui, à bien des égards, manque de souffle.
Car, et c’est là que la bât peut blesser, ce conte métaphysico-techno-poétique – dont l’origine n’est pas rappeler celle de la série américaine The Leftovers –, mu par une ambition théâtrale qu’on ne peut que saluer, n’échappe pas, dans ses dernières encablures, à des incohérences dramatiques qui interrogent plus qu’elles n’impressionnent. Malgré la beauté du terreau initial sur laquelle cette pièce cosmogonique prend appui – comment ne pas être sensible à cet univers dont la bonne marche est dictée par les battements de coeur des Hommes ? –, son propos s’encalmine, à mesure qu’il avance, dans une certaine naïveté qui, si elle peut émouvoir, peut, dans le même temps, en lasser certains, écoeurés par ce déversement de bons sentiments. Surtout, il est difficile, au sortir, d’identifier une morale claire à ce conte. Caroline Guiela Nguyen veut-elle simplement nous dire qu’il ne faut jamais perdre espoir ? Qu’il est nécessaire d’entretenir le souvenir des disparus ? Que l’éclat surgit du collectif fraternel plus que de l’individu ? Sans doute un peu de tout cela à la fois, mais l’on attendait, il faut bien l’avouer, certainement davantage, peut-être trop, d’un tel projet.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Fraternité, Conte fantastique
Texte Caroline Guiela Nguyen en collaboration avec l’ensemble de l’équipe artistique
Mise en scène Caroline Guiela Nguyen
Avec Dan Artus, Saadi Bahri, Boutaïna El Fekkak, Hoonaz Ghojallu, Maïmouna Keita, Nanii, Elios Noël, Alix Petris, Saaphyra, Vasanth Selvam, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia, Mahia Zrouki
Collaboration artistique Claire Calvi
Scénographie Alice Duchange
Costumes Benjamin Moreau
Musique et son Teddy Gauliat-Pitois (composition), Antoine Richard (réalisation et composition), avec la collaboration d’Orane Duclos, assistés de Thibaut Farineau
Lumière Jérémie Papin, avec la collaboration de Mathilde Chamoux
Réalisation sonore et musicale Antoine Richard
Vidéo Jérémie Scheidler, assisté de Marina Masquelier
Dramaturgie Hugo Soubise, Manon WormsProduction Les Hommes Approximatifs
Production déléguée Les Hommes Approximatifs, Festival d’Avignon
Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe, ExtraPôle Provence-Alpes-Côte d’Azur, La Comédie CDN de Reims, Théâtre national de Bretagne, Théâtre national de Strasbourg, PROSPERO – Extended Theatre, Théâtre national Wallonie-Bruxelles, Théâtre de Liège, Les théâtres de la ville de Luxembourg, Châteauvallon Scène nationale, Théâtre de l’Union CDN du Limousin, Centro Dramatico Nacional (Madrid), Théâtre Olympia CDN de Tours, La Criée Théâtre national de Marseille, MC2: Grenoble, Dramaten Stockholm, Schaubühne Berlin, Le Grand T Théâtre de Loire-Atlantique, Les Célestins Théâtre de Lyon, Comédie de Colmar CDN Grand Est Alsace, La Rose des vents Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq, Le Parvis Scène nationale Tarbes Pyrénées, Théâtre national de Nice, Teatro Nacional D. Maria II (Lisbonne), Thalia (Hambourg), Théâtre du Beauvaisis Scène nationale, RomaEuropa Festival
Avec le soutien de la DGCA, Prospero Extended Theatre (co-financé par le programme Europe créative de l’Union européenne), et pour la 75e édition du Festival d’Avignon : Spedidam
Avec la participation du Jeune Théâtre National, et de l’Institut français (Paris)
Construction des décors Ateliers du Grand T Théâtre de Loire-Atlantique
Confection des costumes Ateliers du Théâtre de LiègeDurée : 3h15 (entracte compris)
Théâtre National de Strasbourg
Du 12 au 20 janvier 2023
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