Durée du spectacle, rapport aux agrès, à la performance, au spectateur… Dans TRILOKIA, Jani Nuutinen remet en question les fondamentaux et les habitudes du cirque dans une trilogie dont l’artisanat est la matière poétique centrale. En nous invitant au cœur de ses rituels étranges, où les cinq éléments sont rois, l’artiste nous offre une traversée formidable qui parce qu’elle est hors du temps invite à regarder l’époque, ses dérives.
Le personnage qu’incarne Jani Nuutinen dans ses spectacles, le plus souvent seul en scène, n’est pas d’ici. Cela tient certainement en partie aux origines finlandaises de l’artiste, dont la compagnie Circo Aero qu’il créée en 1996 avec Maksim Komaro a largement contribué à la reconnaissance et au développement du nouveau cirque dans son pays. Pourtant la grande barbe blonde, les cheveux longs qu’abore Jani, associés à un accoutrement dont on aurait peine à dire s’il a été repêché d’un passé lointain ou s’il témoigne d’un don de projection dans le futur, dégagent une étrangeté qui n’est pas seulement culturelle. Venu en France pour se former au Centre National des Arts du Cirque (CNAC), installé depuis 2007 en Nouvelle-Aquitaine et associé depuis la même époque au Sirque – Pôle National Cirque à Nexon, l’homme y affirme de spectacle en spectacle une identité forte en premier lieu d’un rapport singulier à sa discipline. TRILOKIA, créé au Sirque en mai 2024, offre au spectateur d’approcher de très près la démarche de cette personnalité qui a su se créer sa propre galaxie dans le paysage circassien. Cela en développant des formes irréductibles à tout cadre préétabli, toujours mouvantes tout en restant soumises à une poignée d’invariants qui font de son cirque un art en résistance contre le culte de la nouveauté et contre toute tentation de séduction.
Après plusieurs créations tournées vers le mentalisme qu’il pratique avec l’étrangeté et l’économie qui le caractérisent, TRILOKIA marque le retour de Jani Nuutinen vers sa grammaire centrée sur l’objet. Non pas sur l’agrès classique, celui dont on enseigne la pratique à l’école et qu’utilisent ensuite la plupart des circassiens, mais sur des choses étrangères à sa discipline et ramenées à elle par l’artiste, par sa main en particulier qu’il considère comme le premier de ses agrès. Pour donner à apprécier les capacités de cet organe, et plus largement du corps qu’il extrait de ses habitus grâce à un travail d’entraînement et de recherche autant que par le concours des autres langages – musique, lumière, dramaturgie – qu’il confie à ses collaborateurs, Jani Nuutinen opte pour une trilogie. Déjà exploré par l’artiste dans La Trilogie Cirque Objet achevée en 2012, ce format très rarement utilisé dans le milieu circassien se prête particulièrement à l’univers de Circo Aero, à son esprit aventurier mais guère conquérant où parce qu’elle ne débouche sur aucune victoire toute exploration mène à une autre. De IO jusqu’à HARBRE, en passant par FERFEU, le circassien déploie une étrangeté qui loin de s’émousser à mesure qu’apparaît le sujet de la trilogie – « la folie de l’intelligence de l’homme », selon ses termes – se renforce. Cela notamment grâce à une poétique subtile de l’écart dont donnent une idée les titres de chaque partie du spectacle comme le titre général : celui qui sépare le monde de la représentation de ce qui lui est extérieur.
Dans IO, qui ouvre la traversée, l’écart en question donne d’abord au spectateur la sensation d’une perte totale de repères. Conçu pour se jouer en salle – à Nexon, c’est à l’intérieur du chapiteau-vaisseau du Sirque qu’il a élu domicile –, ce premier volet nous plonge dans une pénombre que la création musicale de David Hermon alias Cosmic Neman fait l’effet de creuser, d’approfondir. Dans cette obscurité, les objets que manipule Jani Nuutinen sont davantage perceptibles que lui-même qui leur donne une vie qu’ils ne pourraient avoir nulle part ailleurs. Associant des choses que l’on identifie sans peine – une dame jeanne, un cerceau métallique – à une autre qui nous est inconnue mais dont on peut deviner qu’elle appartient à un passé agricole ou ouvrier – une longue pique en bois et en fer aux vagues allures de harpon –, Jani pose ce qui sera au cœur de toute sa trilogie : la relation, placée ici sous le signe de la douceur et de l’écoute. Tout IO est en effet le déploiement d’un rapport entre les objets de même qu’entre ceux-ci et l’homme qui les manipule autant qu’il est « agi » par eux. Et comme tout cela a une finalité, l’apparition de l’eau en un mince filet tombant du ciel, on peut dire que IO dessine une forme de rituel, et même l’invention d’un rituel. Ce que font aussi, chacun à sa façon, FERFEU et HARBRE.
Le déplacement du spectateur depuis la salle jusqu’au chapiteau de FERFEU, puis celui qui le mène dans l’espace extérieur prévu pour HARBRE, ne réintègre pas celui-ci dans l’espace-temps quotidien que lui a fait quitter IO : il prépare simplement à la réception d’un nouvel assemblage d’éléments hétérogènes en un rituel exprimant un rapport chaque fois différent à la Nature, aux éléments. Les trois volets forment alors non pas une narration classique, mais une trajectoire dont les trous laissent à l’imaginaire de celui qui les parcourt de quoi s’activer librement, selon les sensibilités de chacun et ses connaissances – tout le monde n’a pas la culture finlandaise nécessaire pour saisir la nature de ce qui en est issu. L’ordre dans lequel sont placées les trois parties du spectacle n’est en effet pas indifférent : si FERFEU trône au centre de la trilogie alors qu’elle est la dernière-née des trois parties, c’est pour tracer un chemin à suivre dans le monde aussi riche en signes qu’en matières de Jani Nuutinen. Après la douceur du premier volet, où le temps pris à la manipulation des objets et des mythes et pratiques qui leur sont associés est aussi important que ces derniers – on pense aux figures de l’alchimiste et du forgeron, qui traversent l’ensemble de la trilogie, et Jani Nuutinen évoque à la fois un jeu pratiqué par les enfants en Finlande et une technique ancienne d’acheminement des troncs d’arbre –, on pénètre dans un chapiteau pas comme les autres où tout va très vite.
Dans ce tableau central, l’alchimiste et le forgeron qui vivent en Jani prennent au contact du feu de l’envergure. L’homme se met à vouloir dominer les éléments, en une danse diabolique et fascinante pour laquelle l’artiste est accompagné de sa complice Julia Christ qui est aussi sa collaboratrice artistique. Dans FERFEU, on va de l’étincelle à l’incendie à mesure que le rituel laisse place à une tentative de dressage, de domination de l’ardent élément qui avec les tisons nécessaires sont l’agrès central du tableau. Conçu par Jani Nuutinen lui-même, comme toutes ses scénographies qui font pour lui partie intégrante de chaque spectacle, le chapiteau autoporté de toile bardée d’acier corten est pour beaucoup dans la puissance de cette pièce. Il offre les ombres et les reflets nécessaires au déploiement des flammes et à l’apparition d’une créature qui au lieu d’un visage arbore une surface type boule à facettes, dont l’existence mystérieuse tient aussi à la musique de David Hermon qui tend cette fois vers l’électro tellurique. Là encore, les différents matériaux convoqués s’épanouissent avec une discrétion et une délicatesse telle que tous semblent converger vers la main de Jani qui plonge sans cesse dans les entrailles du plateau pour y puiser ses flammes qu’il attise dans une forme de transe. Laquelle, après une courte marche, débouche sur HARBRE. Soit sur un homme, un bûcheron démuni face au dernier arbre de la terre, qui apparaît sur la forme d’un grand tronc composé de bois mort. Commençant par manier sa hache comme s’il s’agissait de renouer avec un passé oublié, Jani Nuutinen entame une approche du dernier survivant de son espèce où l’on retrouve la lenteur de IO. Trop tard ? Au terme d’une ascension accompagnée de chants et d’une esquisse de danse, c’est bien ce que l’on ressent. La traversée nous laisse un moment seul comme l’arbre défunt planté devant nous. Puis on fait de toute la poésie de cette TRILOKIA une protection pour poursuivre la nuit, au Sirque pour notre part, dont l’accompagnement au long terme de Jani Nuutinen est évidemment pour beaucoup dans la force et la richesse de l’univers qu’il nous a été donné de découvrir.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
TRILOKIA
Conception/interprétation/scénographie/costume/lumière/mise en scène : Jani Nuutinen
Collaboratrice artistique et artiste interprète : Julia Christ
Dramaturge : Michel Cerda
Compositeur musical : David Hermon alias Cosmic Neman
Créateur lumière : Gautier Devoucoux
Ingénieure son : Chloé Levoy
Costumière : Emmanuelle Grobet
Constructeurs : Jean-Marc Billom / Julia Christ / Jani Nuutinen
Construction chapiteau : Tchookar-Tech
Régisseur général : Delphine Larger / Gautier Devoucoux
Régisseur chapiteau : Nicolas Flacard
Technicien : Tristan Camporesi
Photographe : Philippe Laurençon
Production / Diffusion : Marine Séjourné
Administration : Nathalie Flecchia
Production : Circo Aereo
Coproductions et accueils en résidence : Le Sirque – PNC à Nexon en Nouvelle-Aquitaine (87), L’Agora – PNC Boulazac (24), L’Azimut – PNC Île-de-France (92), ARCHAOS – PNC Marseille (13), Le Plongeoir – Cité du cirque, PNC Le Mans, Sarthe, Pays-de-la-Loire (72), Le Théâtre d’Arles (13), L’OARA
Soutien : HARBRE et FERFEU sont soutenus par la DGCA dans le cadre du dispositif d’aide à la création pour le cirque 2022
Accueil en résidence : La Cave Coopérative – Baro d’evel cirk cie –, Lavelanet-de-comminges, Ranska, L’Usine – Cie Aléas – Cenne-Monestiès, Ranska
Pré-achats : Le Sirque – PNC à Nexon en Nouvelle-Aquitaine (87), Les Subs – Lyon (69), Théâtre d’Arles (13) – BIAC 2025, Festival SPRING – Cirque Théâtre d’Elbeuf (76), L’Azimut – PNC Île-de-France, L’Agora – PNC Boulazac (24)
Vu en mai 2024 au Sirque – PNC à Nexon en Nouvelle-Aquitaine (87)
Durée : 2h30
Burgos (Espagne) – FERFEU
Du 13 au 15 septembre 2024Les Subs / Nuits du Cirque – Lyon (69)
Du 13 au 19 novembre 2024La BIAC / accueillis par le Théâtre d’Arles, en partenariat avec le Citron Jaune, Scènes&Ciné et Archaos
Du 23 au 26 janvier 2025
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