La directrice du théâtre des Ilets (CDN de Montluçon) règle ses comptes avec le pouvoir dans une performance solo incandescente et percutante. Un geste audacieux, celui d’une femme qui s’autorise encore le plateau et le corps, donné ici comme vecteur des récits de domination.
Comment être comédienne et directrice d’institution théâtrale à la fois ? Voilà un pari risqué auquel peu de dirigeants ou dirigeantes de scène se sont livré.es. Cela ne fait pas peur à Carole Thibaut, autrice, actrice, metteuse en scène et directrice du CDN de Montluçon depuis 2016. Ce sont toutes ces casquettes qu’elle endosse dans Ex Machina, une performance qui complète un cycle de conférences à portée autobiographiques entamé par Fantaisies, l’idéal féminin n’est plus ce qu’il était, créé en 2009, complété par Longwy Texas, créé en 2016, puis par Space Girls, ou comment maman ne pourra jamais s’envoyer en l’air, en 2013.
Ici, pas de pupitre ni de power-point vidéo-projeté au mur, mais un corps. Un corps mouvant, évolutif, un corps vulnérable et puissant, qui va accompagner la traversée d’une femme à la rencontre de l’expérience de la domination. Une créature se transforme ainsi devant nos yeux. Carole Thibaut apparaît tantôt glamour, satinée de velours, dans son préambule qui accueille le spectateur en lui intimant d’éteindre son téléphone, mais aussi de s’assurer du consentement de sa voisine si jamais l’envie prenait à certains de profiter de l’obscurité de la salle pour oser une main aventureuse. Tantôt chevalière, guerrière au repos qui se prélasse dans sa baignoire remplie de sang par le rideau rouge du théâtre, après une rude bataille menée. Dans cette fable introductive, une reine est mise à genoux par une génération nouvelle, dans un mouvement sororal d’humilité.
Le cadre est posé, la fresque du corps soumis à l’expérience de la domination peut débuter. En sortant de cette baignoire, il sera glabre, imberbe, la comédienne l’a recouvert d’un voile couleur chair. C’est le corps nu d’une petite fille terrorisée par le regard trop peu présent d’un père dans une famille petite-bourgeoise provinciale. Le rideau rouge du théâtre vient ensuite en coulée menstruelle entre ses cuisses comme le chamboulement de la puberté et de la honte sourde qu’elle implique.
Arrive la vingtaine, la comédienne se bâtit alors un corps en silicone : poitrine exubérante, hanches marquées, talons hauts et taille affinée par un corset, symbole ici d’injonction à la sensualité mais aussi d’une sexualité comme expérience d’un pouvoir de séduction, avec ses rapports de domination que celle-ci implique. Domination poussée jusqu’à faire monter un spectateur sur scène et de le soumettre au regard gourmand d’un sex symbol qui en profite : “je peux te toucher les fesses ?” demande-t-elle au garçon terrorisé. Murmure d’indignation dans la salle. Les fesses ne seront finalement jamais touchées. Il s’agit en réalité d’un comédien, tout le monde respire.
Puis, intervient la vie de couple ennuyeuse et aliénante. L’âge adulte et la chosification d’un corps d’actrice qui, comme celui de Marylin, devient un étendard bouleversant de fragilité. Un corps qui se défend également, et qui lutte, se cagoule, danse, performe son propre outrage. Un corps confronté à la ménopause, qui vient l’exclure du marché de la fécondité. Face à cette accumulation d’oppressions, la baignoire se remplit progressivement d’eau, jusqu’au débordement, où la comédienne viendra plonger la tête lorsqu’elle devra affronter une série de violences sexuelles dans un geste de bâillon irrépressible.
En miroir à ce corps de comédienne qui se dévoile, la directrice de théâtre n’est jamais loin. Endroit d’empêchement aussi, ce statut lui intime de s’arrêter, de se reprendre, de se vêtir d’un peignoir : “c’est difficile, je dirige une institution publique quand même. J’aurais dû faire une conférence” ironise-t-elle. Ces moments de doute sont des occasions de s’interroger sur sa propre relation au pouvoir : qu’est-ce qu’un statut de domination autorise ou empêche ? Comment s’approprier les codes du pouvoir pour en jouer, sans se perdre tout à fait ? Des questionnements personnels qui redeviennent universels dans un ultime et vaste hommage à l’ensemble des corps en lutte, à l’ensemble de celles et ceux qui se meuvent contre l’oppression patriarcale.
Au delà de l’aspect didactique d’un “spectacle-performance” qui transmet sa série de théories féministes et qui revient sur des éléments autobiographiques qui ont déjà pu être évoqués dans ses conférence précédentes, le réel enjeu d’Ex Machina réside dans le geste, celui d’une femme qui s’autorise le plateau et qui s’autorise le corps, qui s’offre donc la vulnérabilité malgré le pouvoir, dans une démonstration implacable et concrète de ce qu’est le combat contre le patriarcat : le fait de remettre en question ses privilèges par des actes efficients et signifiants.
Carole Thibaut distribue les coups sans retenue et règle allègrement ses comptes avec le milieu du théâtre. Elle ne s’en cache pas, ne s’en excuse pas, elle le fait sans cynisme, sans esprit de vengeance, par un déroulé argumenté, adossé au récit de l’intime et du politique. Elle donne ainsi de son corps, pour “secouer nos têtes et en faire tomber les couronnes en toc”.
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
Ex Machina
texte, mise en scène & interprétation Carole Thibaut
création musicale Karine Dumont
création lumière Yoann Tivoli
création vidéo Benoît Lahoz
création costumes Malaury Flamand
assistante à la mise en scène Liora Jaccottet
dialogues artistiques Caroline Châtelet, Marion Godon, Vanasay Khamphommala, Mohamed Rouabhi, Elsa Granat…
crédits images : © Héloïse Faureproduction théâtre des Îlets – CDN de Montluçon
tournée avec le soutien & l’accompagnement technique des Plateaux Sauvagesdu 5 au 8 novembre 2024
Théâtre de la Bastille, Paris2 & 3 avril 2024
Le Préau – CDN de Normandie, Vire
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