Avec sa dernière création, l’acrobate, danseur et metteur en scène belge poursuit sa passionnante et déjà vaste recherche d’un art du mouvement qui questionne le monde et ses représentations préétablies, sans négliger de s’interroger lui-même sans cesse. Avec sa partenaire Emmi Väisänen, il explore cette fois les gestes du quotidien en un rituel aussi virtuose que fragile.
D’une création à l’autre, Alexander Vantournhout s’est fait une spécialité de réaliser de grands sauts, dans des directions toujours assez inattendues, mais pourtant très sensées. Cette façon d’avancer dans le milieu du spectacle vivant, entre cirque contemporain et danse auxquels il a été formé – il a étudié la roue et la jonglerie à l’ESAC (École Supérieure des Arts du Cirque) et la danse contemporaine au P.A.R.T.S. (Performing Arts Research and Training Studios) à Bruxelles –, ressemble certainement plus à l’artiste qu’aucun de ses spectacles pris de manière isolée. Très grand, sportif, mais constitué selon des proportions peu habituelles qui lui donnent une allure légèrement burlesque, décalée – il dit lui-même être pourvu d’un cou très long et de bras et jambes plus courts que la moyenne –, Alexander Vantournhout arbore un physique dont les particularités s’expriment dans son parcours artistique, dans la façon impressionnante, mais aussi toujours un brin saugrenue, dont il passe d’une exploration à une autre. De la part de ce Belge dont le corps est le premier outil de travail et de recherche, d’interrogation, la coïncidence n’est guère étonnante. Il la cultive avec un grand soin depuis ANECKZANDER (2015), solo avec lequel il se faisait largement remarquer dans les deux milieux entre lesquels il se situe, sans jamais vouloir s’installer dans l’un ou l’autre.
Sa nouvelle pièce, every_body, que nous avons découverte à La Soufflerie, Scène conventionnée de Rezé – dans le cadre de la programmation du Grand T à Nantes, où l’annonce des coupes budgétaires de la région Pays de la Loire fait souffler un vent de panique et de révolte –, ne déroge pas à l’habitude du grand bond qu’il a instaurée au sein de sa compagnie not standing. Les créations de l’artiste nous restent avant tout sous la forme d’images, où lui-même est toujours présent, mais à des places chaque fois différentes ; aussi, every_body nous apparaît comme la dernière séquence d’un film mental à trous. Entre son précédent opus, Foreshadow (2023), assez récent pour être encore bien présent à l’esprit de ceux qui l’ont vu – il est toujours en tournée –, et le dernier en date, il s’est opéré une réduction à laquelle on est libre de donner l’interprétation que l’on veut. D’un groupe composé de huit danseurs qui jouaient avec la gravité sur une musique rock expérimentale, nous voilà maintenant face à seulement deux d’entre eux : Alexander, bien sûr, et la danseuse Emmi Väisänen – ils seront remplacés sur certaines dates par Charlotte Cétaire et Chia-Hung Chung, intégrés au processus de création –, qui, après son fondateur, est sans doute la figure la plus récurrente des expérimentations de not standing.
L’espace où les deux complices se tiennent d’abord figés, vêtus de grands manteaux jaunes qu’on dirait sortis d’un conte ou d’un dessin animé aussi élégant qu’excentrique, constitue le premier des déplacements qu’Alexander Vantournhout effectue avec ce travail. Réalisé par Kalle Nio, qui lui aussi se situe avec bonheur entre différents arts et pratiques – en l’occurrence les arts visuels, la magie et la mise en scène –, ce décor est de tous ceux que nous avons pu voir chez la prolixe compagnie celui qui convoque le plus les machineries de théâtre. Si l’ensemble demeure, comme toujours chez le Belge, très sobre, épuré et absolument pas figuratif – dans son exploration multi-directionnelle, il conserve une rigueur toujours identique, une sorte de concentration qui, quelle que soit leur allure, donne à ses pièces une grande tenue et une profondeur aux accents rituels –, on perçoit ici une attention à faire de la scénographie un élément de langage à part entière. Si l’on peut tenter de relier par le sens les longues franges de plastique noir et brillant, attachées au plafond par un mécanisme de tringles entièrement visible, aux différentes performances auxquelles ne tardent pas à se livrer les deux danseurs et acrobates, ce n’est pas une chose qui va de soi. Avec leurs couleurs tendres et acidulées, comme contredites par une facture étrange, composite, les costumes conçus par le designer Tom Van der Borght vont dans la direction de ce décor : ils soulignent l’artificialité du rendez-vous, tout en nous invitant à y entrer. Le charme du tandem étrangement assorti fait le reste.
Composé de quatre parties bien distinctes, every_body s’approche d’une structure par numéros pour mieux s’en écarter. Comme dans une autre pièce importante de Vantournhout, Screws (2020), la trajectoire se dessine essentiellement par un rapport à divers objets, qui sont ici plus proches d’un univers quotidien que de celui du cirque, soit, dans l’ordre, un tapis roulant, une table et un portique. Avec ces choses dont ils font leurs agrès, le grand acrobate et la plus petite danseuse se livrent, en évitant soigneusement tout cliché relatif aux relations hommes-femmes, à une suite de routines, au sens circassien autant qu’au sens classique. Les différentes séquences que développent les artistes, dans une connexion entre eux très intense qui n’exclue pourtant pas le spectateur, présentent en effet une facture artisanale et intime pouvant faire penser à un type d’entraînement circassien : la répétition sur un temps long d’une même suite de gestes, autrement dit une « routine ». Pour un cirque de création dont l’un des traits saillants est sa dimension critique, de lui-même et, de plus en plus, du monde dans lequel il s’inscrit, cette routine est une matière riche de possibles, déjà explorée avec talent par la compagnie de jonglage Ea Eo dans Unplugged, créé juste avant le Covid et repris par la suite. Contrairement à Neta Oren et Eric Longequel, qui expliquent volontiers ce qu’ils font, Alexander Vantournhout et Emmi Väisänen s’abstiennent toutefois de qualifier d’une quelconque manière leur proposition. Le traitement de situations quotidiennes, donc d’autres routines, nous met sur la voie.
Dans chaque partie d’every_body, le corps de l’un est pour l’autre une contrainte qui ouvre de nouveaux possibles. Pour simplement marcher ensemble sur leur tapis électrique, par exemple, les artistes doivent renoncer à leur équilibre personnel pour trouver une manière de tenir à deux. Faute de sièges, une table leur sert ensuite de base pour des jeux de jambes et leur permet de jouer avec l’illusion de la position assise. On retrouve ici l’exploration de la gravité qui sous-tend toutes les métamorphoses d’Alexander Vantournhout. Lorsqu’ils sont suspendus à leur structure métallique en lieu et place des balançoires qui auraient pu s’y trouver, le duo développe une chorégraphie faite d’entrecroisements de jambes, dont la grande virtuosité est comme atténuée par le côté dérisoire, un peu enfantin de la chose. Le dernier tableau, où l’homme et la femme se retrouvent enfin dans un vrai tête-à-tête, sans aucun objet à intégrer à leur cérémonie, montre l’art de Vantournhout à nu, dans sa fragilité qu’il partage autant que ses forces.
Dans l’architecture toujours mouvante que lui et sa partenaire composent avec leurs quatre mains et épaules, on peut reconnaître une vidéo intitulée Snakearms qu’ils avaient réalisée en temps de Covid, dans une forme de résistance aux distances alors imposées, et sans doute d’une manière générale à l’éloignement qui s’est largement installé entre les hommes. L’art d’Alexander Vantournhout a cette capacité étonnante à penser les liens tout en les fabriquant d’une façon très concrète. Et ce, sans jamais prétendre à une vérité car, pour lui, comme pour un autre cas à part du cirque contemporain, Johann Le Guillerm, qu’il aime à citer, « l’équilibre, c’est le moment entre deux déséquilibres ». Centrés sur leur propre corps, mais ouverts à l’Autre, les mondes de ces deux personnalités du cirque – et de la danse, des arts plastiques… – présentent d’ailleurs une certaine parenté non dans la forme, mais dans la durée et l’intensité de leur déploiement.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
every_body
Chorégraphie Emmi Väisänen, Alexander Vantournhout
Avec Emmi Väisänen, Alexander Vantournhout ou Charlotte Cétaire, Chia-Hung Chung
Costumes Tom Van der Borght
Scénographie Kalle Nio
Musique Geoffrey Burton
Dramaturgie Rudi Laermans, Katherina Lindekens
Directeur des répétitions Anneleen Keppens
Collaboration à la recherche Esse VanderbruggenProduction not standing
Coproduction Kunstencentrum VIERNULVIER Gand Belgique ; La Soufflerie, Rezé ; Plateforme 2 Pôles Cirque en Normandie La Brèche à Cherbourg & le Cirque-Théâtre d’Elbeuf ; Theater op de Markt Dommelhof Neerpelt Belgique
Résidences Turku.Dance Turku (Finlande), Kunstencentrum VIERNULVIER Gand (Belgique), Theater op de Markt Dommelhof Neerpelt (Belgique), Plateforme 2 Pôles Cirque en Normandie La Brèche à Cherbourg & le Cirque-Théâtre d’Elbeuf, Wood Cube Roulers (Belgique)
Soutiens Tax Shelter du Gouvernement fédéral belge via Flanders Tax Shelter, Autorités flamandesAlexander Vantournhout est artiste en résidence au Kunstencentrum VIERNULVIER à Gand et artiste associé du CENTQUATRE Paris. Il est ambassadeur culturel de la ville de Roulers. Il est soutenu par la Fondation BNP Paribas pour le développement de ses projets.
Durée : 1h
Vu en novembre 2024 à La Soufflerie – Scène conventionnée de Rezé, dans le cadre de la programmation du Grand T
3 bis f, Aix-en-Provence, dans le cadre la Biennale Internationale des Arts du cirque (BIAC)
les 24 et 25 janvier 2025Cultuurcentrum Hasselt (Belgique)
le 8 févrierHet Gasthuis, Aarschot (Belgique)
le 12 févrierBelgica Theater, Dendermonde (Belgique)
le 13 févrierKunstencentrum nona, Mechelen (Belgique)
du 19 au 22 févrierLe Quartz, Scène nationale de Brest, dans le cadre de DañsFabrik
les 25 et 26 févrierCultuurcentrum Evergem (Belgique)
le 7 marsCultureel Centrum Lokeren (Belgique)
le 9 marsLe Théâtre, Scène nationale de Saint-Nazaire
le 19 marsDe Spil, Roulers (Belgique)
le 10 avrilCC De Werft, Geel (Belgique)
le 24 avrilLeietheater, Deinze (Belgique)
le 26 avrilCC Maasmechelen (Belgique)
le 29 avrilCultuurcentrum ’t Vondel, Hal (Belgique)
le 3 maiCultuurcentrum Brugge (Belgique)
le 7 maiCultuurcentrum De Schakel, Waregem (Belgique)
le 17 mai
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