Auteur incontournable du théâtre québécois, Étienne Lepage a la plume tendre et acerbe, et n’aime rien tant qu’observer ses semblables pour mieux autopsier leurs comportements. Avec sa nouvelle création, il s’associe à la metteuse en scène Alix Dufresne pour créer un microcosme incongru qui tente tant bien que mal de faire communauté. Un spectacle aussi étonnant que désopilant.
Ils arrivent au compte-gouttes par le côté jardin de la scène et, dans leur regard interloqué et leur démarche hésitante, on comprend immédiatement qu’ils découvrent les lieux et notre présence comme pour la première fois. Ils sont quatre, deux hommes et deux femmes. Le plateau est vide et leur silence créé d’emblée un malaise général dans l’assistance qui vient tout de suite rappeler le titre du spectacle emprunté à Freud : Malaise dans la civilisation. Un ouvrage paru en 1930 qui ausculte les liens entre l’individu et la société. Des argumentaires du fondateur de la psychanalyse, il ne reste rien, sauf une mise en pratique immédiate et spontanée du vivre-ensemble : l’appropriation d’un espace qui n’est pas le sien, la cohabitation à plusieurs, la façon d’investir petit à petit un territoire vierge et la manière dont la présence humaine le modifie, l’abîme, voire le détruit. Chaque scène engage progressivement, et de façon de plus en plus frappante, la problématique du rapport à l’autre, à la morale, aux limites, à sa propre conscience, à la responsabilité et à la loi. Chaque scène devient le laboratoire d’une expérience humaine qui vient chercher chacun jusque dans ses retranchements.
Sur un texte parcimonieux, mais percutant d’Etienne Lepage, dirigé à quatre mains avec Alix Dufresne, notre quatuor étrange se dévoile peu à peu dans des situations minimalistes au départ qui, en s’accumulant, font monter le curseur de nos bas instincts, de nos pulsions primaires et frustrations infantiles, de nos réactions à brûle-pourpoint et à fleur de peau. Avec un humour libérateur et un sens de l’emphase réjouissant, les quatre interprètes incarnent ces humains de base et de bas-étage, ces êtres un peu frustes, mais attachants, maladroits et malhabiles, empêtrés dans leurs complications intérieures. La moindre action devient l’occasion d’un éclairage sur nos comportements. Le moindre trébuchement, la moindre chute, l’occasion de nous remettre en place autant que de rire de bon cœur. Aucune analyse indigeste, ni explication redondante, aucune prise de tête ou leçon tirée, la pièce se contente de constater par l’exemple, de se faire le miroir à peine augmenté de nos dérives comportementales, de nos tendances déraisonnables, de notre être tiraillé entre retenue et bestialité.
Malaise dans la civilisation explore, par un déroulé qui tient lieu d’exposé en actes, le retour du refoulé à l’œuvre dès lors que le carcan social ne le contient plus. Jetés dans l’arène comme des bêtes de foire, nos quatre énergumènes désopilants s’en donnent à cœur joie et n’y vont pas de main morte. Un rien devient matière à débat et, entre attraction et répulsion, ils s’adonnent à leurs envies, succombent, ou pas, à la tentation, partagent leurs inquiétudes existentielles et questionnements métaphysiques, mais pas forcément leur repas, se vautrent dans la violence autant que dans la tendresse… et dressent, malgré eux, un tableau cabossé de notre humanité, le paysage attachant ou repoussoir de notre tentative de faire société. Entre gravité et bouffonnerie, les comédien.nes exultent, s’impliquent à fond physiquement et leur capital comique s’achève en apothéose, dans un final qui provoque la stupéfaction et l’hilarité de la salle.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Malaise dans la civilisation
Texte Étienne Lepage
Mise en scène Alix Dufresne et Étienne Lepage
Avec Rose-Anne Déry, Maxime Genois, Renaud Lacelle-Bourdon, Alice Moreault
Cocréation Florence Blain Mbaye, Maxime Genois, Renaud Lacelle-Bourdon, Alice Moreault
Scénographie et costumes Odile Gamache
Lumières Leticia Hamaoui
Musique Robert Marcel Lepage
Direction technique, assistance à la conception d’éclairage et régie Ariane RoyProduction Étienne Lepage
Production déléguée DLD | Direction artistique Frédérick Gravel
Coproduction Festival TransAmériques ; L’ANCRE – Théâtre Royal (Charleroi) ; Maison de la culture Marie-Uguay ; Espace Le vrai monde ? ; Salle de diffusion de Parc Extension ; DLD | Direction artistique Frédérick Gravel
Avec le soutien du Conseil des arts et des lettres du Québec et du Conseil des arts du CanadaDurée : 1h
Festival Off d’Avignon 2024
La Manufacture – Patinoire
du 4 au 21 juillet (relâche les 10 et 17), à 16h10
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