Dans Erdal est parti, créé à la MC93 de Bobigny, Simon Roth propose une forme à la fois documentaire et métathéâtrale qui interroge avec probité la manière dont il se fait le dépositaire de la parole et du récit de vie d’Erdal Karagoz, un exilé kurde qu’il a rencontré.
À un moment de son existence, confronté à l’idée subreptice de mettre fin à ses jours alors qu’il vient d’être enrôlé dans l’armée turque qu’il a toujours refusé de servir, Erdal Karagoz pense : « Je ne peux pas quitter ce monde sans avoir laissé mon histoire ». Né au Kurdistan, exilé de son pays en guerre à l’âge de six ans, date à laquelle son père a été assassiné, Erdal a quitté sa terre, ses montagnes et les bêtes qu’il affectionnait, pour se rendre en Suisse avec sa mère et son frère. Habitant le quartier de Beaulieu à Lausanne, il apprend le français et étudie dans une école privée où il est le seul étranger. Après des années au cours desquelles il connaît la violence et la délinquance, passe par différents foyers, fait de la prison, il traverse l’Europe avec le statut de réfugié politique, travaille dans un restaurant de kebabs à Amsterdam, rencontre en Grèce l’amour et toute une communauté de gens auxquels il n’avait jamais eu accès, et devient poreux à cette nouveauté. Il vit désormais en France, à Saint-Denis, où, par hasard, dans l’appartement qu’il occupait en colocation, il rencontre l’acteur et metteur en scène Simon Roth. Alors qu’ils sont deux inconnus l’un pour l’autre, Erdal passe la nuit à lui raconter son tumultueux passé. Un peu plus tard, il lui demande d’en faire une pièce, lui qui n’est jamais allé au théâtre. Cette proposition, l’artiste a commencé par la refuser, ne trouvant pas d’axe suffisamment solide pour suivre ce projet. Et puis, il a brillamment relevé le défi. C’est cela la genèse d’Erdal est parti.
Le titre renvoie autant au destin de son protagoniste constamment en fuite qu’à une étape du travail où Erdal, qui devait paraître en scène, a fini par changer d’avis, par pudeur et modestie. C’est néanmoins une personnalité bien franche et ardente, aussi solide que sensible, qui se laisse découvrir au fil de la représentation. Son histoire, marquée par la violence, la colère, la détermination et le déracinement, ne peut demeurer inaudible. Alors, sa voix se démultiplie à travers celles de trois acteurs et d’une actrice (Bénicia Makengel, Ramo Jalil, Richard Dumy et Saïd Ghanem), qui la relayent avec beaucoup de justesse et d’engagement, individuellement ou choralement, parfois en playback sur son parler à lui. Ils font entendre sa nécessité de dire, de témoigner, pour lui comme pour les autres. Car parler lui permet de se libérer, mais aussi d’ouvrir les yeux et les mentalités.
Si le spectacle se construit autour des mots d’Erdal, la pièce ne se contente pas de retranscrire une parole et une expérience intimes. Elle ouvre également une réflexion plus large sur leur transmission. Témoin et passeur, Simon Roth se présente dans la salle, assis au premier rang, ou arpentant le plateau, caméra à l’épaule, tel un journaliste en reportage. Il abonde de questions tout en adoptant une réelle qualité d’écoute et de compréhension. Il a imaginé une forme empreinte d’une grande sobriété, d’une économie suffisamment éloquente, à travers laquelle le théâtre documentaire se nourrit d’une réflexion sur le geste lui-même porté au plateau. C’est un grand récit que traverse le spectacle construit en neuf chapitres et à partir d’une douzaine d’heures d’entretiens filmés, dont plusieurs passages sont projetés sur des écrans vidéos ou revisités de façon plus incarnée par les comédiens. La proposition a d’intérêt qu’elle ne cherche pas à reconstituer littéralement le parcours relaté, mais plutôt à le distancier, à le questionner, sans jamais le dépassionner.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Erdal est parti
Conception et mise en scène Simon Roth
D’après une idée originale d’Erdal Karagoz
Avec Bénicia Makengele, Ramo Jalil, Richard Dumy, Saïd Ghanem, Simon Roth
Scénographie et costume Emma Depoid
Création lumière et vidéo Simon Anquetil
Création son et régie générale Foucault de Malet
Stagiaires assistanat à la mise en scène Mathilde Hur, Sasha PaulaProduction Prémisses – Office de production artistique et solidaire pour la jeune création
Coproduction MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis ; La Scène de recherche – ENS Paris Saclay ; L’Agora – Scène nationale de l’Essonne ; MC2: Maison de la Culture de Grenoble – Scène nationale
Partenaires CNSAD, La Chartreuse Villeneuve-lez-Avignon, Le Théâtre de l’Union
Avec la participation artistique du Jeune théâtre national.
Avec le soutien du Fonds d’Insertion professionnelle de l’École supérieure de théâtre de l’Union – DRAC Nouvelle-Aquitaine et Région Nouvelle Aquitaine, du fond d’insertion du TNB – Rennes
Action financée par la Région Île-de-France dans le cadre du dispositif FoRTELa moitié des droits d’auteur de ce spectacle sont reversés à Erdal Karagoz. Aucun avion n’a été pris pour la réalisation de cette pièce.
Durée : 1h45
MC 93, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny
du 5 au 16 mars 2025Scène de recherche ENS Paris-Saclay, Gif-sur-Yvette, en partenariat avec la Scène nationale de l’Essonne
les 28 et 29 mars
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