Emmanuelle Lafon joue L’Araignée de Charlotte Lagrange, texte à la charge puissante contre les déviances des dispositifs d’accompagnement des personnes réfugiées.
L’araignée charrie avec elle nombre de symboles, comme de superstitions populaires : tissant sa toile pour y trouver sa subsistance, l’animal peut tantôt évoquer la peur, la répulsion, la solitude ou la mélancolie, tantôt renvoyer à un rapport de dévoration, ou à la puissance de structures d’emprisonnement. C’est cette polysémie fertile que travaille L’Araignée, dernier texte de Charlotte Lagrange. Autrice, metteuse en scène et dramaturge, notamment formée à l’école du Théâtre national de Strasbourg et ayant fondée en 2011 sa compagnie La Chair du monde, Charlotte Lagrange a pour l’écriture de ce texte rencontré autant des étrangers mineurs, des éducateurs, des avocats, des attachés parlementaires que des personnes travaillant à l’Aide sociale à l’enfance. Pour autant, il ne s’agit pas ici de théâtre documentaire, et l’exposition progressive de la toile d’araignée administrative et politique que le spectacle déplie se fait par la fiction.
Assise sur une chaise de bureau, entourée de quelques piles de papiers – qu’elle s’attelle à patiemment passer à la broyeuse de documents ou qu’elle dispersera plus tard au sol –, une femme s’adresse à nous. Ses premiers mots « Vous enregistrez ? Est-ce que vous enregistrez, là ? » face au public positionnent d’emblée ce dernier comme le témoin de son récit. Interprétée par Emmanuelle Lafon, elle expose par le menu le travail qu’elle a exercé des années durant à l’Aide sociale à l’enfance. Elle s’occupait de MNA, soit de mineurs non-accompagnés, des jeunes migrants ayant mis leur vie en péril pour rejoindre l’Europe et espérer y obtenir l’asile. Plutôt que de s’en tenir à ses seules tâches administratives, elle a investi pleinement son travail, célébrant l’anniversaire d’un jeune homme, recevant les week-ends chez elle un autre. Cet engagement bienveillant lui étant reproché, c’est ce qui nous vaut sa confession. Suite à un drame ayant touché un jeune et aux rumeurs l’ayant concernée, elle a été écartée. Elle a aujourd’hui changé de service et sa vie entière, intime comme professionnelle, a été bouleversée.
Ce résumé succinct ne suffit pas ici à rendre compte de toute l’intelligence et la subtile complexité de l’écriture dramatique de Charlotte Lagrange. Pas à pas, par l’exposé de cette femme, se dessine tous les paradoxes de ces métiers : supposés épauler, offrir aide, écoute, soutien aux personnes qu’ils accompagnent, les éducateurs spécialisés comme les autres maillons de la chaîne se retrouvent enferrés dans une implacable machine administrative. Une mécanique où la hiérarchie est centrale, où l’omniprésence des sigles déshumanise les êtres dont il est question. Cette mise à distance devient alors une protection pour les premiers. Cela installe une cécité acceptée, et minimise ou escamote les violences que ces jeunes en attente de régularisation traversent : la mise en doute perpétuelle de leur âge, leur attente d’un foyer, leurs difficultés à survivre, les brutalités subies dans les foyers où ils résident, la sur-médication liée à leurs traumatismes, l’absence d’accompagnement psychologique réel, le risque de se retrouver embarqué dans des réseaux de prostitution et de drogues, etc. Tissé au récit de son histoire et de cette situation revient l’évocation d’une araignée. Découverte dans son bureau et immédiatement tuée par son supérieur, l’animal reprend vie. Cette renaissance l’amène à s’installer dans la vie de la femme. Occupant son bureau, s’installant à côté de son clavier, elle devient la métaphore de la solitude de cette dernière, de sa ténacité obstinée, comme de la toile dans laquelle elle est prise. Toile administrative, donc, toile politique évidemment – ces fonctionnements cyniques étant bien le fruit de politiques supposées être d’accueil –, et toile des silences, aussi. Tandis que les jeunes rechignent à dire leur histoire, que les salariés se retrouvent incapables d’aider et d’échanger entre eux dans un climat bienveillant, les institutions se font, elles, mutiques sur leurs dérives et leurs manques.
Porté par la comédienne Emmanuelle Lafon, L’Araignée emporte par la qualité de son texte, par sa langue affûtée et sa richesse dramaturgique. Assise à sa chaise de bureau ou se levant de temps à autre pour aller se servir à un verre d’eau à un distributeur – de ceux que l’on croise dans les administrations – la comédienne transmet le désarroi, la souffrance, l’impuissance de son personnage. Si le spectacle était lors des premières représentations encore un peu ténu, Emmanuelle Lafon n’ayant pas déployé toute son intensité de jeu, gageons qu’il trouvera au fil du festival son tempo. Et que lorsque la comédienne saura donner corps à tous les détails et enjeux du récit, l’ensemble opérera comme une pertinente charge critique à l’égard de dispositifs d’accompagnement minés par l’administration et la hiérarchie – comme à l’égard des politiques qui les façonnent.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
L’Araignée
Texte et mise en scène Charlotte Lagrange
Avec Emmanuelle Lafon
Collaboration à la mise en scène Valentine Alaqui
Scénographie Camille Riquier
Lumières Kevin Briard
Son Mélanie PéclatProduction La Chair du Monde
Coproduction Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines, Le NEST – CDN transfrontalier de Thionville-Grand Est, La Comédie de Béthune – Centre Dramatique National Nord – Pas de Calais, Théâtre du Beauvaisis – Scène Nationale de Beauvais
Soutien La Chartreuse de Villeneuve-Lez-Avignon – Centre National des écritures du spectacle
Résidence MA Scène Nationale de Montbéliard, Le NEST – CDN transfrontalier de Thionville-Grand Est, Théâtre Paris-Villette Made in TPV, La Chartreuse de Villeneuve-Lez-Avignon – Centre National des écritures du spectacleLa compagnie est conventionnée par le ministère de la Culture (direction régionale des affaires culturelles du Grand Est) et la Région Grand Est.
Le texte est publié aux éditions Théâtre Ouvert collection Tapuscrit.
Durée : 1h10
Festival Off d’Avignon 2021
11 • Avignon
du 7 au 29 juillet à 10h20 (relâche les 12, 19 et 26 juillet)
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